La Fille de Mars

- Entrez, entrez voir l'anthropophage capturé
à Bornéo ! Prenez vos places, prenez vos billets... Accoudé au
rebord de l'estrade, Ace Clawson écoutait Lou, le bonisseur. Il
fallait quelqu'un pour faire le public et il n'y avait pas foule
avec ce foutu crachin. La pluie avait cessé avec le crépuscule,
mais les averses de l'aprèsmidi avaient transformé le Midway en
véritable bourbier. Ace se gratta le menton. Penser à se raser.
Ah, et puis, s'allumèrent sur les toiles détrempées et les calicots
dégoulinants du Palais des phénomènes. Il frissonna. Quel temps
pourri ! Pas étonnant que cette emmerdeuse de Georgia ait chopé
la malaria. Si ça se trouve, il va bientôt s'arrêter de pleuvoir.
Peutêtre que le pognon va rappliquer après le souper. Y aurait intérêt.
Plus que deux jours à tirer ici et on n'avait pas encore refait
les frais. Bah, y a des fois comme ça, on a la poisse. Ace se
gratta le menton. Penser à se raser. Ah, et puis, merde avec ça
! Et merde à toi aussi, Lou, pas la peine de se tordre le citron
pour des prunes ! Il regarda le bonimenteur empoté sur le podium
et grimaça. Pas au poil, le gars, sa première saison était ratée
et il manquait toujours de planches. Ace leva la tête et cria :
- Hé, Lou ! - Ouais ? - Boucle-la. Lou la boucla et descendit. Il releva brusquement la tête,
mais Ace esquiva les gouttes qu'il envoyait à la ronde.
- Â quoi ça te sert de gueuler quand il y a personne ! Laisse tomber.
Va chercher la bande et emmène-la becter chez Sweeney. On
ne verra pas un cave avant une heure. - Ouaip, .Ace. Lou
se glissa à l'intérieur et rassembla son monde. Ils sortirent en
rang d'oignons : la grosse Phyllis qui tortillait du croupion avec
le petit capitaine Atom, Hassan l'avaleur de feu, tout puant dans
ses babouches rances, Joe l'alligator et son imperméable, Eddie
dans sa panoplie de parfait sauvage. Ace se tenait derrière la
caisse. Il ne tenait pas à leur parler. Ils n'auraient pas manqué
de lui causer de Mitzie et Rajah. Plein le dos de cette histoire
! Il les regarda processionner dans la boue rougeâtre du Midway
puis se retourna vers les banderoles du podium ; toutes ces créatures
étranges qui le fixaient de leurs regards peints : Phyllis, le capitaine
Atom, l'homme le plus petit du monde, Hassan le terrible, l'homme
-crocodile, l'anthropophage de Bornéo, Rajah le magicien
et la fille de Mars. Rajah le magicien, en smoking et coiffé d'un
turban, coupait une femme en deux. La fille de Mars déployait ses
ailes de chauve-souris dans le ciel. Ace leur balança une
bordée d'injures. Ils avaient bien besoin de le laisser tomber,
hein ? Fallait qu'y s'taillent, tous les deux ! C'est ça qui lui
faisait mal. Ils s'étaient fait la malle ensemble. Rajah et Mitzie.
C'était sans doute son idée à elle, le trimard. A ranger dans les
profits et pertes. Ils devaient bien se foutre de lui. Sale temps,
maigres recettes, et le bouquet, leur cavale à tous les deux. Ace
se mordilla la lèvre inférieure. En guise de souper. Ça lui suffirait,
ça et un verre. Il s'assit tout en haut de l'estrade et sortit sa
flasque. Presque pleine. Il fit sauter le bouchon et l'envoya au
loin. Cette bouteille-là n'en aurait plus besoin. Tête
renversée, il se paya une rasade. Et une gorgée pour la pluie. Et
une gorgée pour cette salope de Georgia. Et une gorgée pour Rajah
et Mitzie. Et puis encore une pour ce qu'il ferait à cette souris
si jamais il parvenait à la coincer. Du coin de l'oeil, il remarqua
que la pluie s'était arrêtée. C'est alors qu'il aperçut la fille. Elle
descendait le Midway en marchant très lentement. Elle portait une
espèce de combinaison grise mais, même à cette distance, il pouvait
dire que c'était une fille, rien qu'à voir la lumière jouer dans
ses cheveux blonds. Blonds, mais non, c'était du platine. De
plus près, il s'aperçut que sa chevelure était presque blanche.
Ses sourcils aussi. Juste comme les... (comment ça s'appelle encore
?), les albinos. Seulement, elle n'avait pas les yeux rouges. Ils
ressemblaient à du platine également. Un regard fixe. Des pupilles
immenses qui détaillaient tout à l'approche des baraquements. Ace
la regardait venir ; y avait rien de mieux à faire. Et puis, d'ailleurs,
elle valait le coup d'oeil. Même affublée comme ça, on voyait qu'elle
était bien roulée. Quel châssis ! De longues jambes et des loloches
comme des pastèques. Une pouliche de première. Il se lissa les
cheveux. Quand elle passerait devant la tente, il descendrait vers
elle avec l'esquisse d'un sourire et... Ace était pris de court.
La fille ne passait pas devant la tente, elle marchait droit sur
le podium, et là, elle s'arrêta. Elle leva la tête et se mit à lire
les banderoles en remuant les lèvres. Elle avait l'air un peu bizarre,
tanguant mollement comme si elle en tenait une. Peut-être
bien, après tout. Elle pivota sur les talons et poursuivit son examen.
Elle fixa son attention sur une pancarte en murmurant pour elle-même: Ace tourna la tête. Elle regardait la fille de
Mars. Oui, c'était même ça qu'elle murmurait, il pouvait l'entendre.
- La fille de Mars, répétait -elle. Elle
avait une espèce d'accent étranger. Suédoise peut-être, ou par là. - Je peux faire quelque chose pour vous ? Ace
tourna et vint derrière elle. Elle se balançait sur un pied.
- Tecker... Suédoise. Mais quel châssis ! Pas le moindre
maquillage ; elle n'en avait pas besoin. Ace lui sourit.
- Je m'appelle Ace Clawson. Propriétaire de l'attraction. Qu'est
-ce que je peux faire pour vous, mon petit ? Elle le
dévisagea, puis regarda de nouveau la pancarte. - La
fille de Mars, dit-elle. C'est vrai ? - Vrai
? - Il y en a une ? là-dedans ? -
Euh, non. Pas pour le moment. Elle est en cavale. -
Kep ? La fille se reprit rapidement. Je veux dire... vous disiez
? - Elle est partie, quoi. Vous ne parlez pas tellement
bien l'anglais, hein ? - Anglais ? Oh, la langue. Oui,
je parle. Elle s'exprimait lentement, avec concentration. Elle
fronçait bien les sourcils, mais le front restait sans ride. Sa
peau était grise, comme sa combinaison. Pas de boutons sur celle-ci ; pas de sac à main. Une étrangère. - Elle
n'a pas... d'ailes ? Ace rigola. - Non, c'est du
toc. Elle recommençait ses froncements. Ace se répéta qu'elle
avait sans doute bu. - C'est pour rire, pigé ? Y a pas
de fille de Mars. - Mais moi, je suis de Rekk.
- Quoi ? - Je viens de Re... de Mars. Complètement
givrée ! Ace reprit : - Ah oui, je vois. Alors, vous
venez de Mars, hein'? - Je suis arrivée aujourd'hui.
- Bien, bien. Alors, comme ça, hein? Tourisme ou affaires
? - Kep ? - Laissez tomber. Enfin, je veux
dire, qu'est -ce que vous voulez ? - Faim. Pas
saoule. Paumée. Mais quel châssis ! Et quand Ace lui prit l'épaule,
elle ne recula pas. L'épaule était chaude. Elle pétait le feu. De
la dynamite. Et elle avait faim... Ace regarda la tente derrière
lui. Il avait sa petite idée. Ça lui était venu en la prenant par
l'épaule. Au diable Mitzie. C'était justement ce que le docteur
lui avait recommandé. Et le Midway était désert. La bande ne reviendrait
pas de chez Sweeney avant trois quarts d'heure. - Faim,
répétait la fille. - D'accord. On va vous trouver quelque
chose à manger. Mais d'abord, on va causer. Venez donc à l'intérieur.
Ace lui reprit l'épaule. Chaude. Douce. Du trois étoiles. A l'intérieur,
les lampes brûlaient sans éclat. Lou avait mis les veilleuses en
partant. Les rabats pendaient devant les estrades contre les parois
de la tente, comme pour le turbin quand y a qu'une attraction qui
passe à la fois. Ace l'entraîna vers l'estrade de la fille de Mars.
Il y avait une litière au -dedans et on pouvait rabattre
la tenture. Mais avant tout, du doigté. Elle s'avança sur les
talons jusqu'à ce qu'il la retînt et la fît s'asseoir sur les marches
à côté du podium. La toucher le rendait dingue. Il savait pourtant
bien qu'il devait se ménager. Elle lui faisait monter des bouffées
de chaleur et il était déjà émoustillé par l'alcool.
- Alors, on vient de Mars, dit-il, la voix un peu rauque,
en se penchant sur elle sans cesser d'arborer un sourire. Et comment
est-on arrivé ici ? - Ertells, la... l'appareil.
Hydron, très vite. Jusqu'à l'atterrissage. Puis ça, on ne s'y attendait
pas. Dans l'air. Electrique. - L'orage ? Des éclairs
? Elle opina, impassible. - Vous comprenez. Le kor...
la machine s'est cassée. Fichue. Tout flerk. Tout, sauf moi. Je
suis tombée. Et maintenant, je ne sais plus. Je n'avais pas reçu
de consignes. Pre était mort. Vous comprenez ? Ace hocha la tête.
Elle était chaude. Dieu, qu'elle était chaude ! Et quel châssis
! Il se recula, toujours en acquiesçant. La laisser terminer. Peut
-être qu'elle va se calmer un peu. - Alors, j'ai
marché. Rien. Personne. Le noir. Puis j'ai vu de la lumière. Cet
endroit. Et les noms. Et vous. J'ai lu les noms. - Et
vous voilà. (La laisser dire. Jamais contrarier une greluche ou
un poivrot.) Comment savez-vous l'anglais ? -
C'est Pre. L'instruction. Parce qu'il... avait prévu qu'on viendrait.
Il y a beaucoup que je ne peux pas savoir. Mais je comprendrai.
Pour le moment, j'ai faim. Son visage restait toujours impassible.
La cuite ride toujours un peu le trognon. Elle ne titubait pas ;
elle marchait seulement sur les talons, c'était tout. Et elle ne
sentait même pas la goutte. Mais alors... elle n'était pas chlass
! Ace ouvrit de grands yeux. Il fixa le visage sans expression,
les cheveux platinés et les sourcils. Il détailla les chaussures
qu'elle portait, le costume argenté sans aucune poche, sans le moindre
bouton. Pas de boutons. C'était ça. Elle n'avait pas un seul bouton. Ouais,
y a pas, c'est une dingue. Elle est arrivée cet après-midi,
bon. Echappée du cabanon local à la faveur de l'orage. Pas étonnant
qu'elle ait pas de sac à main et tout Juste une foutue cinglée
en rupture de camisole. Est-ce que ça ne serait pas le
coup de bol qu'il attendait ? Une tordue avec rien dans le ventre
et rien dans le chou. Juste ce qu'il lui fallait. Et puis, quel
châssis ! Tout ce qu'il lui fallait... Pourquoi pas ? Ace
gambergeait à toutes pompes. Peut -être une demi-heure. Juste
assez. Il l'aurait tout juste balancée. Qui le saurait ? C'était
peut-être un truc dégueulasse. Oh, et puis merde, il avait
eu sa part de déveine : la flotte, pas de clients, cette salope
de Mitzie qui se taille, plus de femme. Fallait changer ça. Et d'abord,
ça ne lui ferait pas de mal, peut-être même du bien. Personne
ne saurait rien, et puis même, c'était une toquée. Savait même pas
ce qu'elle radotait. Pourquoi pas ? - Une seconde, poulette,
je pense à un truc génial. Viens un peu par ici. Il la fit se
relever, monter l'escalier, puis repoussa le rideau. Il faisait
noir sur le podium derrière la tenture. Il chercha le matelas à
tâtons, le trouva. - Assieds-toi là, dit-il d'une voix qu'il voulait douce. Elle se tenait tout contre lui,
sans reculer ; et quand il la renversa, quand il pressa cette chose
douce et tiède, elle s'abandonna sans un bruit. Il se força à
patienter. Surtout, ne pas cesser de parler. - Ouais,
j'ai une idée géniale. Après tout, tu viens de Mars, pas vrai ?
- Oui, de Rekk. - Bien sûr. Et ma fille de Mars
a mis les bouts. Alors, je me dis : pourquoi n'accompagnerais-tu pas le spectacle ? Tu aurais les mêmes conditions : trois briques
par semaine et la bouffe ; et puis, on voit du pays. Personne pour
dire : fais ceci ou ça. Seul maître à bord. Libre. Pigé ?... Libre
comme l'air. Il voulait que ça ait l'air chouette. Pas bête,
le truc, parler de la liberté. Même timbrée, elle devait avoir assez
de jugeote pour savoir qu'elle pouvait pas rester en place. C'est
pas qu'il avait envie de l'embarquer dans le spectacle, non, c'était
du bidon. Il avait juste envie de se l'envoyer. Et puis, on verrait.
- Mais ce n'est pas ce que vous aviez dit. Faim... Ça
recommençait. Pas de temps à perdre avec une dingue. Et puis, dans
le noir, elle avait rien d'une dingue. C'était une pouliche de première,
une grande blonde, chaude, plus que Mitzie - ah, et
puis, merde pour Mitzie ! - elle, elle était là et
il pouvait la sentir, sentir la chaleur qui émanait d'elle... Ace
posa les mains sur ses épaules. - Faim, hein ? T'en fais
pas, poulette. Je vais m'en occuper. Tout ce que t'as à faire, c'est
d'me faire confiance. Merde ! II entendait chuchoter à présent.
La bande radinait, entrait dans la baraque, grimpait aux estrades
et faisait grincer les tabourets. Il n'aurait jamais le temps. Oh,
après tout, il était derrière le rideau, il faisait noir ; y avait
qu'à rester peinard et la faire taire ; ils pourraient se défiler
plus tard. Au fait, il la tenait dans ses bras. II la sentait serrée
contre lui, il sentait ses rondeurs. Pleines. Au lieu de se reculer,
elle se rapprochait. C'était pas une dingue, elle savait ce qu'elle
faisait. Tant mieux. Quelqu'un à l'intérieur alluma les néons
et un pâle rayon creva la tenture. Il sourit au visage qui s'offrait.
Elle avait les yeux grands ouverts, brillants. Ses mains lui parcoururent
le dos. Elle était ferme, pressante. - T'occupe pas de cette faim, petite, murmura-t-il. J'en fais mon affaire. La chaleur le submergea quand elle l'étreignit. Il pencha la
tête pour l'embrasser. Elle ouvrit les lèvres, toutes grandes ;
et dans la pénombre, il vit ses dents. Comme du platine également. Alors,
il eut envie de s'en aller, mais l'étrange chaleur qu'elle rayonnait
lui foutait le vertige. Et puis, elle le serrait si fort, et elle
n'arrêtait pas de murmurer « faim » encore et encore, et maintenant,
c'était elle qui le renversait sur le matelas et il voyait les dents
arriver. Longues et pointues. Il ne pouvait pas bouger, elle le
tenait, ses yeux brillaient à faire mal et ses dents longues et
pointues se rapprochaient encore et encore... Ace ne sentit presque
rien. Tout s'embrasa en un tourbillon et disparut. Quelque part,
un peu plus loin, une voix commençait ses litanies. C'était Lou,
dehors, debout sous la banderole de la fille de Mars, qui commençait
son boniment. Ce fut la dernière chose qu'Ace Clawson entendit.
Les litanies, le bonisseur.
- Entrez, entrez voir l'anthropophage capturé à
Bornéo ! Prenez vos places, prenez, vos billets...

En espagnol : http://www.angelfire.com/ne/bernardino3/chicamarte.html

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