La Fille de Mars  - The Girl from Mars (1950)


 
de Robert BLOCH
Marabout Fantastique n°425 (1973)

Le plus important des écrivains américains de littérature fantastique venus après Lovecraft est sans conteste Robert Bloch. Chez lui, l'horreur et la démesure sont telles qu'il nous semble appartenir à une race d'hommes différente, génératrice de démences et d'incongruités. On' a pu dire d'ailleurs qu'il faisait à loisir monstre de tout être vivant (ou mort...) ! A lire les nouvelles regroupées dans ce volume, on s'aperçoit très vite que cette opinion est plus radicale encore : pour Robert Bloch, l'extraordinaire est la règle.

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La Fille de Mars

      - Entrez, entrez voir l'anthropophage capturé à Bornéo ! Prenez vos places, prenez vos billets...
Accoudé au rebord de l'estrade, Ace Clawson écoutait Lou, le bonisseur. Il fallait quelqu'un pour faire le public et il n'y avait pas foule avec ce foutu crachin. La pluie avait cessé avec le crépuscule, mais les averses de l'aprèsmidi avaient transformé le Midway en véritable bourbier. Ace se gratta le menton. Penser à se raser. Ah, et puis, s'allumèrent sur les toiles détrempées et les calicots dégoulinants du Palais des phénomènes. Il frissonna. Quel temps pourri ! Pas étonnant que cette emmerdeuse de Georgia ait chopé la malaria.
Si ça se trouve, il va bientôt s'arrêter de pleuvoir. Peutêtre que le pognon va rappliquer après le souper. Y aurait intérêt. Plus que deux jours à tirer ici et on n'avait pas encore refait les frais. Bah, y a des fois comme ça, on a la poisse.
Ace se gratta le menton. Penser à se raser. Ah, et puis, merde avec ça ! Et merde à toi aussi, Lou, pas la peine de se tordre le citron pour des prunes ! Il regarda le bonimenteur empoté sur le podium et grimaça. Pas au poil, le gars, sa première saison était ratée et il manquait toujours de planches. Ace leva la tête et cria :
  - Hé, Lou !
  - Ouais ?
  - Boucle-la.
Lou la boucla et descendit. Il releva brusquement la tête, mais Ace esquiva les gouttes qu'il envoyait à la ronde.
  - Â quoi ça te sert de gueuler quand il y a personne ! Laisse tomber. Va chercher la bande et emmène-la becter chez Sweeney. On ne verra pas un cave avant une heure.
  - Ouaip, .Ace.
Lou se glissa à l'intérieur et rassembla son monde. Ils sortirent en rang d'oignons : la grosse Phyllis qui tortillait du croupion avec le petit capitaine Atom, Hassan l'avaleur de feu, tout puant dans ses babouches rances, Joe l'alligator et son imperméable, Eddie dans sa panoplie de parfait sauvage.
Ace se tenait derrière la caisse. Il ne tenait pas à leur parler. Ils n'auraient pas manqué de lui causer de Mitzie et Rajah. Plein le dos de cette histoire !
Il les regarda processionner dans la boue rougeâtre du Midway puis se retourna vers les banderoles du podium ; toutes ces créatures étranges qui le fixaient de leurs regards peints : Phyllis, le capitaine Atom, l'homme le plus petit du monde, Hassan le terrible, l'homme -crocodile, l'anthropophage de Bornéo, Rajah le magicien et la fille de Mars. Rajah le magicien, en smoking et coiffé d'un turban, coupait une femme en deux. La fille de Mars déployait ses ailes de chauve-souris dans le ciel. Ace leur balança une bordée d'injures. Ils avaient bien besoin de le laisser tomber, hein ? Fallait qu'y s'taillent, tous les deux ! C'est ça qui lui faisait mal. Ils s'étaient fait la malle ensemble. Rajah et Mitzie. C'était sans doute son idée à elle, le trimard. A ranger dans les profits et pertes. Ils devaient bien se foutre de lui. Sale temps, maigres recettes, et le bouquet, leur cavale à tous les deux.
Ace se mordilla la lèvre inférieure. En guise de souper. Ça lui suffirait, ça et un verre. Il s'assit tout en haut de l'estrade et sortit sa flasque. Presque pleine. Il fit sauter le bouchon et l'envoya au loin. Cette bouteille-là n'en aurait plus besoin.
Tête renversée, il se paya une rasade. Et une gorgée pour la pluie. Et une gorgée pour cette salope de Georgia. Et une gorgée pour Rajah et Mitzie. Et puis encore une pour ce qu'il ferait à cette souris si jamais il parvenait à la coincer.
Du coin de l'oeil, il remarqua que la pluie s'était arrêtée. C'est alors qu'il aperçut la fille.
Elle descendait le Midway en marchant très lentement. Elle portait une espèce de combinaison grise mais, même à cette distance, il pouvait dire que c'était une fille, rien qu'à voir la lumière jouer dans ses cheveux blonds.
Blonds, mais non, c'était du platine. De plus près, il s'aperçut que sa chevelure était presque blanche. Ses sourcils aussi. Juste comme les... (comment ça s'appelle encore ?), les albinos. Seulement, elle n'avait pas les yeux rouges. Ils ressemblaient à du platine également. Un regard fixe. Des pupilles immenses qui détaillaient tout à l'approche des baraquements.
Ace la regardait venir ; y avait rien de mieux à faire. Et puis, d'ailleurs, elle valait le coup d'oeil. Même affublée comme ça, on voyait qu'elle était bien roulée. Quel châssis ! De longues jambes et des loloches comme des pastèques. Une pouliche de première.
Il se lissa les cheveux. Quand elle passerait devant la tente, il descendrait vers elle avec l'esquisse d'un sourire et...
Ace était pris de court. La fille ne passait pas devant la tente, elle marchait droit sur le podium, et là, elle s'arrêta. Elle leva la tête et se mit à lire les banderoles en remuant les lèvres. Elle avait l'air un peu bizarre, tanguant mollement comme si elle en tenait une. Peut-être bien, après tout. Elle pivota sur les talons et poursuivit son examen. Elle fixa son attention sur une pancarte en murmurant pour elle-même:
Ace tourna la tête. Elle regardait la fille de Mars. Oui, c'était même ça qu'elle murmurait, il pouvait l'entendre.
   - La fille de Mars, répétait -elle.
Elle avait une espèce d'accent étranger. Suédoise peut-être, ou par là.
  - Je peux faire quelque chose pour vous ?
Ace tourna et vint derrière elle. Elle se balançait sur un pied.
  - Tecker...
Suédoise. Mais quel châssis ! Pas le moindre maquillage ; elle n'en avait pas besoin. Ace lui sourit.
  - Je m'appelle Ace Clawson. Propriétaire de l'attraction. Qu'est   -ce que je peux faire pour vous, mon petit ?
Elle le dévisagea, puis regarda de nouveau la pancarte.
  - La fille de Mars, dit-elle. C'est vrai ?
  - Vrai ?
  - Il y en a une ? là-dedans ?
  - Euh, non. Pas pour le moment. Elle est en cavale.
  - Kep ? La fille se reprit rapidement. Je veux dire... vous disiez ?
  - Elle est partie, quoi. Vous ne parlez pas tellement bien l'anglais, hein ?
  - Anglais ? Oh, la langue. Oui, je parle.
Elle s'exprimait lentement, avec concentration. Elle fronçait bien les sourcils, mais le front restait sans ride. Sa peau était grise, comme sa combinaison. Pas de boutons sur celle-ci ; pas de sac à main. Une étrangère.
  - Elle n'a pas... d'ailes ?
Ace rigola.
  - Non, c'est du toc.
Elle recommençait ses froncements. Ace se répéta qu'elle avait sans doute bu.
  - C'est pour rire, pigé ? Y a pas de fille de Mars.
  - Mais moi, je suis de Rekk.
  - Quoi ?
  - Je viens de Re... de Mars.
Complètement givrée ! Ace reprit :
  - Ah oui, je vois. Alors, vous venez de Mars, hein'?
  - Je suis arrivée aujourd'hui.
  - Bien, bien. Alors, comme ça, hein? Tourisme ou affaires ?
  - Kep ?
  - Laissez tomber. Enfin, je veux dire, qu'est -ce que vous voulez ?
  - Faim.
Pas saoule. Paumée. Mais quel châssis !
Et quand Ace lui prit l'épaule, elle ne recula pas. L'épaule était chaude. Elle pétait le feu. De la dynamite. Et elle avait faim...
Ace regarda la tente derrière lui. Il avait sa petite idée. Ça lui était venu en la prenant par l'épaule. Au diable Mitzie. C'était justement ce que le docteur lui avait recommandé. Et le Midway était désert. La bande ne reviendrait pas de chez Sweeney avant trois quarts d'heure.
  - Faim, répétait la fille.
  - D'accord. On va vous trouver quelque chose à manger. Mais d'abord, on va causer. Venez donc à l'intérieur. Ace lui reprit l'épaule. Chaude. Douce. Du trois étoiles. A l'intérieur, les lampes brûlaient sans éclat. Lou avait mis les veilleuses en partant. Les rabats pendaient devant les estrades contre les parois de la tente, comme pour le turbin quand y a qu'une attraction qui passe à la fois. Ace l'entraîna vers l'estrade de la fille de Mars. Il y avait une litière au   -dedans et on pouvait rabattre la tenture. Mais avant tout, du doigté.
Elle s'avança sur les talons jusqu'à ce qu'il la retînt et la fît s'asseoir sur les marches à côté du podium. La toucher le rendait dingue. Il savait pourtant bien qu'il devait se ménager. Elle lui faisait monter des bouffées de chaleur et il était déjà émoustillé par l'alcool.
  - Alors, on vient de Mars, dit-il, la voix un peu rauque, en se penchant sur elle sans cesser d'arborer un sourire. Et comment est-on arrivé ici ?
  - Ertells, la... l'appareil. Hydron, très vite. Jusqu'à l'atterrissage. Puis ça, on ne s'y attendait pas. Dans l'air. Electrique.
  - L'orage ? Des éclairs ? Elle opina, impassible.
  - Vous comprenez. Le kor... la machine s'est cassée. Fichue. Tout flerk. Tout, sauf moi. Je suis tombée. Et maintenant, je ne sais plus. Je n'avais pas reçu de consignes. Pre était mort. Vous comprenez ?
Ace hocha la tête. Elle était chaude. Dieu, qu'elle était chaude ! Et quel châssis ! Il se recula, toujours en acquiesçant. La laisser terminer. Peut  -être qu'elle va se calmer un peu.
  - Alors, j'ai marché. Rien. Personne. Le noir. Puis j'ai vu de la lumière. Cet endroit. Et les noms. Et vous. J'ai lu les noms.
  - Et vous voilà. (La laisser dire. Jamais contrarier une greluche ou un poivrot.) Comment savez-vous l'anglais ?    
   - C'est Pre. L'instruction. Parce qu'il... avait prévu qu'on viendrait. Il y a beaucoup que je ne peux pas savoir. Mais je comprendrai. Pour le moment, j'ai faim.
Son visage restait toujours impassible. La cuite ride toujours un peu le trognon. Elle ne titubait pas ; elle marchait seulement sur les talons, c'était tout. Et elle ne sentait même pas la goutte. Mais alors... elle n'était pas chlass !
Ace ouvrit de grands yeux. Il fixa le visage sans expression, les cheveux platinés et les sourcils. Il détailla les chaussures qu'elle portait, le costume argenté sans aucune poche, sans le moindre bouton. Pas de boutons. C'était ça. Elle n'avait pas un seul bouton.
Ouais, y a pas, c'est une dingue. Elle est arrivée cet après-midi, bon. Echappée du cabanon local à la faveur de l'orage. Pas étonnant qu'elle ait pas de sac à main et tout
Juste une foutue cinglée en rupture de camisole.
Est-ce que ça ne serait pas le coup de bol qu'il attendait ? Une tordue avec rien dans le ventre et rien dans le chou. Juste ce qu'il lui fallait. Et puis, quel châssis ! Tout ce qu'il lui fallait...
Pourquoi pas ?
Ace gambergeait à toutes pompes. Peut -être une demi-heure. Juste assez. Il l'aurait tout juste balancée. Qui le saurait ? C'était peut-être un truc dégueulasse. Oh, et puis merde, il avait eu sa part de déveine : la flotte, pas de clients, cette salope de Mitzie qui se taille, plus de femme. Fallait changer ça. Et d'abord, ça ne lui ferait pas de mal, peut-être même du bien. Personne ne saurait rien, et puis même, c'était une toquée. Savait même pas ce qu'elle radotait. Pourquoi pas ?
  - Une seconde, poulette, je pense à un truc génial. Viens un peu par ici.
Il la fit se relever, monter l'escalier, puis repoussa le rideau. Il faisait noir sur le podium derrière la tenture. Il chercha le matelas à tâtons, le trouva.
  - Assieds-toi là, dit-il d'une voix qu'il voulait douce. Elle se tenait tout contre lui, sans reculer ; et quand il la renversa, quand il pressa cette chose douce et tiède, elle s'abandonna sans un bruit.
Il se força à patienter. Surtout, ne pas cesser de parler.    
  - Ouais, j'ai une idée géniale. Après tout, tu viens de Mars, pas vrai ?
  - Oui, de Rekk.
  - Bien sûr. Et ma fille de Mars a mis les bouts. Alors, je me dis : pourquoi n'accompagnerais-tu pas le spectacle ? Tu aurais les mêmes conditions : trois briques par semaine et la bouffe ; et puis, on voit du pays. Personne pour dire : fais ceci ou ça. Seul maître à bord. Libre. Pigé ?... Libre comme l'air.
Il voulait que ça ait l'air chouette. Pas bête, le truc, parler de la liberté. Même timbrée, elle devait avoir assez de jugeote pour savoir qu'elle pouvait pas rester en place. C'est pas qu'il avait envie de l'embarquer dans le spectacle, non, c'était du bidon. Il avait juste envie de se l'envoyer. Et puis, on verrait.
  - Mais ce n'est pas ce que vous aviez dit. Faim...
Ça recommençait. Pas de temps à perdre avec une dingue. Et puis, dans le noir, elle avait rien d'une dingue. C'était une pouliche de première, une grande blonde, chaude, plus que Mitzie    - ah, et puis, merde pour Mitzie !  - elle, elle était là et il pouvait la sentir, sentir la chaleur qui émanait d'elle...
Ace posa les mains sur ses épaules.
  - Faim, hein ? T'en fais pas, poulette. Je vais m'en occuper. Tout ce que t'as à faire, c'est d'me faire confiance.
Merde ! II entendait chuchoter à présent. La bande radinait, entrait dans la baraque, grimpait aux estrades et faisait grincer les tabourets. Il n'aurait jamais le temps.
Oh, après tout, il était derrière le rideau, il faisait noir ; y avait qu'à rester peinard et la faire taire ; ils pourraient se défiler plus tard. Au fait, il la tenait dans ses bras. II la sentait serrée contre lui, il sentait ses rondeurs. Pleines. Au lieu de se reculer, elle se rapprochait. C'était pas une dingue, elle savait ce qu'elle faisait. Tant mieux.
Quelqu'un à l'intérieur alluma les néons et un pâle rayon creva la tenture. Il sourit au visage qui s'offrait. Elle avait les yeux grands ouverts, brillants. Ses mains lui parcoururent le dos. Elle était ferme, pressante.
   - T'occupe pas de cette faim, petite, murmura-t-il. J'en fais mon affaire.
La chaleur le submergea quand elle l'étreignit. Il pencha la tête pour l'embrasser. Elle ouvrit les lèvres, toutes grandes ; et dans la pénombre, il vit ses dents. Comme du platine également.
Alors, il eut envie de s'en aller, mais l'étrange chaleur qu'elle rayonnait lui foutait le vertige. Et puis, elle le serrait si fort, et elle n'arrêtait pas de murmurer « faim » encore et encore, et maintenant, c'était elle qui le renversait sur le matelas et il voyait les dents arriver. Longues et pointues. Il ne pouvait pas bouger, elle le tenait, ses yeux brillaient à faire mal et ses dents longues et pointues se rapprochaient encore et encore...
Ace ne sentit presque rien. Tout s'embrasa en un tourbillon et disparut. Quelque part, un peu plus loin, une voix commençait ses litanies. C'était Lou, dehors, debout sous la banderole de la fille de Mars, qui commençait son boniment. Ce fut la dernière chose qu'Ace Clawson entendit. Les litanies, le bonisseur.
   - Entrez, entrez voir l'anthropophage capturé à Bornéo ! Prenez vos places, prenez, vos billets...

Fantastic Adventures (mars 1950)

En espagnol : http://www.angelfire.com/ne/bernardino3/chicamarte.html


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