5 - Drogue, sexe et rock and roll...
Les historiens de la science-fiction ont tort de situer l'âge
d'or du genre dans les années 30 et 40. Il ne s'est jamais
aussi bien porté, tous supports confondus, que dans les années
70. Trop bien peut-être... Les années 70 !
La mort de De Gaulle, Woodstock, le triomphe de la mode hippie,
la banalisation du joint, les 4L et Coccinelles couvertes de motifs
psychédéliques, la vague pop, la légalisation
de l'IVG, la mort de Mao, l'ouverture du Centre Pompidou, le yoga,
le train Corail, la liberté sexuelle, la contre-culture...
Tout parait possible, à portée de main. On nage en
plein bonheur, en pleine utopie. Comment voulez-vous que la S.F.
n'y trouve pas son compte? Plus qu'un genre - littéraire,
cinématographique, pictural, graphique... - elle s'érige
en culture. Beaucoup ont voulu voir dans ce déferlement
de collections, de revues, de B.D., de films, de séries,
etc. un phénomène de mode. Comme si la mode, concept
commode, pouvait faire surgir ex-nihilo pareil engouement pour un
genre regardé jusqu'alors - surtout en France - comme puéril
et marginal. Non, la vérité est plus complexe. Elle
tient d'abord à l'aspect désacralisant de la S.F.
J'irai jusqu'à dire à son aspect sacrilège.
Les années 70 sont la décennie de la constestation,
de la démythification, de la désacralisation... Or
quel genre d'images et de récits est-il le mieux à
même d'exprimer ce phénomène que la science-fiction ?
C'est le lieu par excellence de la liberté, de l'invention,
de l'implosion des possibles, de la prolifération des réalités...
Et puis il y a autre chose... Les artistes (dessinateurs, scénaristes,
cinéastes, illustrateurs, etc.) qui arrivent alors à
maturité ont tous été élevés
à la science-fiction. Ils avaient entre cinq et dix ans au
début des années 50. Ils ont vu Destination
Moon, War of the worlds, Forbidden
Planet... Ils ont lu Meteor, Sidéral,
Aventures Fiction... Ils ont suivi Tintin
et ses amis sur la lune. Ils ont tout appris au sujet des voyages
interplanétaires en feuilletant les ouvrages de Willy Ley
ou de ses imitateurs. Bref, la conquête spatiale fait partie
de leur culture. Et le regard qu'ils portent sur elle est un regard
d'adultes. Mais l'exploit accompli par Armstrong et ses compagnons
ressemble trop à celui de Tintin. La lune
d'Apollo, nos artistes la connaissent depuis vingt ans. Ce qu'ils
veulent, c'est renouer avec le merveilleux, l'extravagant, le ludique
de leurs rêves d'enfants en allant jusqu'au bout de ce qu'ils
leur ont fait entrevoir... et en dénonçant au passage
les aspects "impérialistes" de la "vraie"
conquête de l'espace. Les mots-clés pour parler
du traitement imaginaire de la conquête spatiale dans la bande
dessinée et au cinéma au cours des années 70
sont : maturité, invention, dérision, contestation.
Ces quatre paramètres s'appliquent parfaitement à
une bande comme Les naufragés du temps de
Jean-Claude Forest et Paul Gillon, série commencée
au cours des années 60 puis "suspendue" pendant
près de dix ans pour renaître de ses cendres en 1974,
ou à Valérian, agent spatio-temporel
de Jean-Claude Mézières et Pierre Christin. Valérian
aussi a débuté dans les années 60
mais cette bande, qui continue de paraître aujourd'hui sans
avoir rien perdu de ses qualités graphiques et scénaristiques,
est, de par son ton, son humour et ses orientations tant philosophiques
que politiques, très enracinée dans les années
70. "L'immense majorité de la B.D. française,
et à plus forte raison américaine, se situe à
droite," précisait Pierre Christin vers 1973-1974.
"Dans Valérian, il y a le désir de situer pour
une fois la B.D. narrative à gauche, en montrant des foules
et des forces sociales en uvre, et non plus seulement des héros."
Ce militantisme revendiqué et pleinement assumé
n'empêche pas Valérian, agent spatio-temporel
d'être une série très novatrice où tendresse,
humour et subtilité confèrent à chaque album
une saveur inégalée. De plus, l'espace y devient "continuum
espace-temps". Les héros ne se contentent pas de voyager
d'une planète à une autre mais ils peuvent aussi se
déplacer dans le temps... Valérian
ou comment l'astrophysique post-einsteinienne vole au secours de
la poésie... à moins que ce ne soit l'inverse.
Maturité, invention, dérision et contestation
se retrouvent avec plus ou moins de bonheur dans la quasi-totalité
des bandes de S.F. publiées en Europe durant les années
70. Celles-ci existent en trop grand nombre pour être toutes
mentionnées mais l'on peut citer, à titre d'exemples :
Le vagabond des limbes (Godard et Ribera),
Orion, le laveur de planètes (Gigi et Moliterni),
Luc Orient (Greg et Eddy Paape.. encore une bande
née à la fin des années 60), Yoko Tsuno
(textes et dessins de Roger Leloup [21]),
Lone Sloane (Druillet, évidemment... grand précurseur
dont on ne sait s'il faut le ranger dans les années 60 ou
70, voire 80, 90 et au-delà...), etc. Et la décennie
70, c'est aussi celle de la prolifération des magazines de
bande dessinée "adulte" au premier rang desquels
il convient de placer Métal Hurlant.
Le n 1 paraît début 1975. Dans un bref édito,
Jean-Pierre Dionnet énonce les intentions de l'équipe
fondatrice, les "Humanoïdes Associés" (Druillet,
M bius, Dionnet, Farkas) :"Sortir tous les trois
mois un magazine de science-fiction en bandes dessinées où
ils (les "Humanoïdes Associés")
étaleraient complaisamment leurs fantasmes putrides."
Pari tenu. Les voyages dans l'espace tiennent la première
place parmi les thèmes abordés dès le premier
numéro. Mais quels voyages! On est à des années-lumière
de Tintin et des expéditions lunaires des
années 50. Par exemple, dans Approche sur Centauri
de Druillet (scénario) et Moebius (dessins), qui ouvre le
n 1, il est question de plongée dans l'hyperespace, concept
désormais tenu pour connu de tous,[22] et des altérations baroques qui
en résultent. Le ton est donné. On jongle avec les
idées issues d'une S.F. littéraire en pleine effervescence
en se moquant éperdûment de la ci-devant vraisemblance
pour traduire en images (éblouissantes sous le crayon de
Moebius/Gir) toute une fantasmatique liée à la prolifération
des possibles. Métal Hurlant et ses artistes
poursuivront dans cette veine tout au long des années 70.
Et ils feront des émules. A Pilote, notamment,
qui, devenu "magazine pour adultes" au début des
années 70, publie de 1976 à 1979 plusieurs numéros
"hors série science-fiction" où se bousculent
nouveaux venus bourrés de talent et auteurs confirmés
soucieux d'innover. Parmi les nouveaux venus, il convient de réserver
une place à part à Enki Bilal pour deux albums - entre
autre - aux titres évocateurs : L'appel des
étoiles (1975) et Mémoires d'outre-espace
(1978). L'espace de Bilal, baroque, cruel, surprenant, bourré
de pièges et de chausse-trappes, ne doit plus rien à
l'astrophysique et encore moins à l'astronautique, et l'auteur
le façonne au gré de son imaginaire nourri de mille
références personnelles, littéraires, picturales
et cinémato-graphiques. Le résultat est vertigineux...
Cette situation ne concerne pas que la
B.D. franco-belge (laquelle est tout de même en train de devenir
la meilleure du monde...). En Espagne, par exemple, Estaban Maroto
rassemble un groupe de Terriens pour former une patrouille galactique
sous les ordres d'un extra-terrestre dans une bande au graphisme
sophistiqué, 5 X Infini. Et en Italie, Guido
Crepax fait déjà figure de précurseur avec
son Astronave pirata qui date de... 1968. Toutefois,
c'est aux Etats Unis que les voyages dans l'espace occupent la place
la plus importante dans la bande dessinée. Vers
la fin des années 60, les Américains ont découvert,
eux aussi, la B.D. pour adultes. C'est l'age d'or des "comix"
underground où l'on retrouve sous une forme exacerbée
ces paramètres de maturité, d'invention, de dérision
et de contestation dont il a déjà été
question. Le plus significatif de ces comic books d'un genre nouveau
est peut-être Slow Death qui voit le jour
chez "Last Gasp" en 1970 et où se bousculent des
auteurs-dessinateurs tels que Sheridan, Jaxon, J. Osborne, Richard
Corben, Larry-Welz, Tom Veitch, Greg Irons, Charles Dallas, etc.
Slow Death résulte de plusieurs phénomènes.
On y retrouve, chez Rand Holmes notamment, l'influence des E.C.
Comics des années 50. On y décèle aussi l'empreinte
de la B.D. de S.F. franco-européenne. Et l'on y croise tous
les grands thèmes de la contre-culture de la fin des années
60 et du début des années 70 : drogue, sexe,
rock, radicalisme politique, écologie, etc. Le mélange
est plutôt corrosif. Les Terriens y apparaissent sous les
traits d'infâmes colonisateurs qui exportent dans l'espace
leur haine, leur aveuglement et leurs déchets radioactifs.
Ils n'en oublient pas pour autant qu'ils sont des êtres sexués
et le cosmos devient une sorte de méga-lupanar où
toutes les occasions sont bonnes pour forniquer entre espèces
plus ou moins évoluées issues des mille recoins de
l'espace-temps... D'autres titres (à l'existence plutôt
éphémère) paraissent dans la foulée,
reprenant les mêmes thèmes (Spaced out,
Moondog, etc.), tandis que de grands solitaires
explorent des voies plus personnelles, quoique plus hermétiques,
comme Victor Moscoso avec son Cosmicomics qui paraît
en 1971. Cosmicomics est un petit magazine tout
en images et en couleur, sorte de Très Riches Heures Psychédéliques
où s'affrontent petits Mickeys, vaisseaux sortis tout droit
de 2001 et vignettes érotiques... en toute
absence de contraintes et de scénario. Très vite,
cependant, on en revient à une conception moins ouvertement
politico-écolo-sexualo-provocatrice de la S.F. avec certains
"comix" de la deuxième génération
tels que Star Reach, dont le premier numéro
paraît en avril 1974. Les grands noms de cette époque,
dans le domaine qui nous intéresse, sont Jeff Jones (auteur,
en 1973, d'un excellent comix plein de choses de l'espace :
Spasm !), Howard Chaykin, Dick Giordano, Frank
Brunner, Bob Smith... Ces artistes, appelés pour la plupart
à un brillant avenir, renouent avec la tradition épique
et visionnaire de la science-fiction littéraire anglo-saxonne
des années 60 et 70. L'espace y est leur territoire de prédilection,
un espace infini, surprenant, surpeuplé... où les
Terriens sont décidément bien peu de chose. Du reste,
S.F. écrite et S.F. dessinée ont de plus en plus souvent
tendance à se croiser. Aussi n'est-il guère surprenant
de voir apparaître vers 1976-1977 des comic books pour adultes
adaptant purement et simplement des écrivains comme John
W. Campbell, Isaac Asimov, Poul Anderson, Robert Silverberg, Jack
Williamson, Harlan Ellison, Alfred Bester, Arthur C. Clarke, A.E.
van Vogt, Stanley G. Weinbaum, et quelques autres. C'est le cas
de Starstream : adventures in science fiction
(1976), Unknown worlds of science fiction (1976)
ou Andromeda (1977).[23]
Ce phénomène connaît son apothéose à
la fin de la décennie avec les "graphic novels"
dont il sera question plus loin... Les grandes firmes comme
la D.C. et la Marvel s'efforcent, elles aussi, de ne pas rester
sourdes à l'appel des étoiles. Malheureusement, ça
ne marche pas très fort. Tout se passe comme si les voyages
dans l'espace version B.D. n'intéressaient plus les kids
à qui s'adresse la plus grosse part des titres édités
par ces firmes (quoiqu'à la Marvel, où l'on confie
au très surestimé Jack Kirby le soin de trouver une
suite graphique à 2001, a space odyssey
en 1976-1977, on lorgne de plus en plus du côté du
public "adulte"). Heureusement (et malheureusement, tout
à la fois), le cinéma ne va pas tarder à voler
au secours de la BD. Car c'est au cours de la décennie, en
1977 pour être exact, que sort Star Wars,
le film de George Lucas, lequel engendre aussitôt une adaptation
en comic books (chez Marvel) et ressuscite le space opera tous azimuts.
Résurrection du space opera, donc... chez DC, notamment,
où l'on essaie, sans succès, de relancer des comic-books
de S.F. genre Strange Adventures et Mystery
in Space avec, d'abord, Time Warp, puis
Mystery in Space nouvelle manière. Echec
sur toute la ligne. Space opera encore avec Star Hawks
de Ron Goulard (scénario) et Gil Kane (dessins). Très
joli (Gile Kane oblige...), très drôle... mais en retard
d'une décennie. Space opera, enfin, bon chic bon genre, avec
les "graphic novels", autrement dit des "romans en
images" édités dés la fin des années
70 sous forme d'albums à l'européenne. On y trouve
des adaptations de classiques de la S.F. littéraire (Stars
my destination d'Alfred Bester, par exemple, dessiné
par Howard Chaykin en 1979) et des histoires originales (Empire
de Samuel R. Delany, dessiné, lui aussi par Howard Chaykin
en 1978, ou Amberstar, signé tant en ce
qui concerne le scénario que le dessin [24], par Bruce Jones en 1980).
Tout cela est très beau, très impressionnant, très
abouti, et capitalise sur le succès de Star Wars.
Hélas, c'est la fin d'une époque et d'un engouement...
La conquête de l'espace version B.D. y vit ses derniers feux...
ou peu s'en faut. Mais personne n'est encore à même
de s'en rendre compte. Et ça, c'est de la faute
à Star Wars [25].
Seulement voilà, Star Wars n'a pas surgi
du néant. Ce n'est pas pour rien qu'il s'est écoulé
près de dix ans entre la sortie du 2001
de Kubrick et le film de Lucas. Car ce n'était pas facile
de faire du space opera au cinéma après 2001...
Revenons vers la fin des années 60 et au début
des années 70. La conquête de l'espace a déçu.
Neil Armstrong n'a pas rencontré de Sélénites
et l'on commence à s'apercevoir qu'il risque de s'écouler
quelques décennies avant qu'un équipage terrien ne
débarque sur Mars. De plus, on pressent très fortement
que la planète rouge n'est pas plus habitée que la
lune... et l'on sait qu'il faudra attendre un à deux siècles
avant que l'on ne songe à envoyer quelqu'un hors des limites
du Système Solaire. Ok. Mais rien n'empêche de rêver.
Ok again. Seulement voilà, après Kubrick, il devient
de plus en plus difficile de donner une forme convaincante aux rêves
des scénaristes sur un écran. Tout le monde ne peut
pas s'offrir des effets spéciaux à la 2001.
Alors, l'espace au cinéma se fait tout petit pendant quelques
années. Journey to the far side of the sun
de Robert Parrish (1969), un exemple parmi tant d'autres, reprend
sans envergure (et sans moyens) l'idée d'une planète
jumelle de la Terre située de l'autre côté du
soleil. Marooned de John Sturges (1969) joue la
carte de la vraisemblance technologique et du réalisme visuel
pour nous conter une histoire de sauvetage dans l'espace dont tout
le monde se fout, et Moon Zero Two, une petite
production de la Hammer signée Roy Ward Baker (1969), invente
- sans trop y croire - un nouveau genre : le western spatial.
Bien sûr, tous les films qui sortent après 2001
ne sont pas de ce niveau, mais l'on est loin du bouillonnement de
la décennie précédente. Beaucoup de ces films
exploitent les thèmes issus de la contre-culture post-soixante
huitarde que l'on a déjà vus à l' uvre dans
la BD. Ainsi Silent Running de Douglas Trumbull
(principal responsable des effets spéciaux optiques de 2001),
réalisé en 1971, présente-t-il le voyage dans
l'espace comme l'ultime recours des écolos contre la dégradation
de l'environnement. Flesh Gordon de Michael Benveniste
(1974) est une relecture sexuellement très libre et très
libérée de la bande d'Alex Raymond, et Dark
Star de John Carpenter (1974) dépeint sur le mode
parodique la vie quotidienne à bord d'une station spatiale
occupée par des barbus désabusés que l'on croirait
échappés d'un campus de Berkeley. Mieux encore, Capricorn
One de Peter Hyams (1977), présente la conquête
de l'espace comme une vaste supercherie. Des astronautes censés
se poser sur Mars vivent leur mission dans un studio de cinéma
aux décors imitant les paysages de la planète rouge !
Les voyages dans l'espace ? nous dit Peter Hyams. Ça
n'est plus qu'une affaire d'effets spéciaux. Une
fois de plus, au cours de cette décennie désabusée,
il n'y a guère que les pays de l'Est pour prendre le cosmos
au sérieux. Signale - Ein Weltrauma-benteuer,
de Gottfried Kolditz (1970), Solaris de Tarkovsky
(1971) ou bien Moskva-Kassiopeia de Richard Viktorov
(1974) sont autant de déclinaisons métaphysico-matérialistes
d'une seule et même obsession : un jour, on ira là-haut
et les ploutocrates occidentaux verront de quel bois on chauffe
nos astronefs. Autant dire, par conséquent, que le voyage
dans l'espace n'est plus vraiment le thème dominant de la
décennie à l'écran... même si le cinéma
de science-fiction connaît alors, avec d'autres thèmes,
une vogue sans précédent. Et en 1977 (nous
y voilà !) sort Star Wars. Ce film
est à la fois l'aboutissement et la synthèse de tout
ce qui l'a précédé. Son succès - phénoménal
- témoigne de la richesse de son propos sous-jacent et il
prend tellement de court critiques et exégètes qu'il
ne suscite, sur le moment, que commentaires complaisants ou articles
révélant un complet désarroi. Exemplaire à
cet égard est la réaction d'un Freddy Buache, directeur
de la cinémathèque suisse, qui, ne disposant d'aucun
élément susceptible de l'aider à déchiffrer
ce film, voit en lui "le premier (...)d'une
longue série, programmée avec précision"
(se situant) "à la base d'une mode qui
renvoie à l'analyse sociologique du phénomène."
Pauvre Buache, perdu sans carte ni boussole dans une forêt
d'icônes, de signes et de références qui lui
sont inconnus... Pauvre garçon se réfugiant derrière
"l'analyse sociologique" (son expression favorite dés
qu'il affronte un phénomène dont la nature lui échappe...)
pour rendre compte d'un film auquel il ne comprend rien ! Brave
gars qui voit cynisme et calcul là où il y a expression
spontanée d'une culture, d'une histoire, d'un parcours dont
l'origine se situe quelque part vers la fin des années 40
et le début des années 50. Ne lui en voulons pas trop,
cependant. La perception buachienne de Star Wars
est celle de millions de gens bercés aux flons-flons d'un
académisme culturel passéiste qui s'est toujours efforcé
de les tenir à l'écart des territoires ténébreux
où se façonne l'âme du siècle. Pas étonnant,
dans ces conditions, que le directeur de la cinémathèque
suisse n'ait pas vu dans ce film l'aboutissement d'un rêve,
l'assouvissement d'un désir, l'accomplissement d'un mythe.
Car ne nous y trompons pas, Star Wars est beaucoup
plus que la luxueuse pâtisserie qu'on a voulu en faire. C'est
la synthèse sincère, impulsive et vicérale
de tous les fantasmes liés à une conquête de
l'espace rêvée depuis plus de trente ans. Star
Wars, c'est la revanche de l'imaginaire sur la technologie.
Star Wars, c'est l'imagerie hyperréaliste
de 2001 + le délire iconoclaste des comics
de chez EC/DC + l'enivrante utopie des années 70 + les acquis
poétisés de l'astrophysique post-einsteinienne + la
jubilation de toute une génération élevée
à la SF + un bras d'honneur à l'académisme
soucieux de Loi, d'Ordre et de Vraisemblance + un clin d' oeil aux
serials des années 30 et 40 + quantité de références
exclues des manuels scolaires... Après les désillusions
d'Apollo, Star Wars donne à voir ce qu'aurait
dû être la vie dans l'espace selon les voeux de ceux
qui en ont rêvé si longtemps... et ce qu'elle ne sera
jamais. C'est vrai, mon bon Buache, qu'il valait mieux pour toi
n'y voir que le fruit d'un calcul cynique... Manque de chance, tu
as tout faux. Et ceux qui vous ont crus, toi et tes semblables,
l'ont chèrement payé. Dino de Laurentiis, par exemple,
avec son Flash Gordon de pacotille (1980) et son
Dune mal ficelé (1984). Eloquente, l'attitude
de de Laurentiis, soit dit en passant, car lui a bel et bien cru
à un "film-taillé-sur-mesures" dont il suffisait
de s'inspirer pour s'en mettre plein les poches. Or on ne s'improvise
pas plus producteur que scénariste ou réalisateur
de films de S.F. lorsqu'on n'est pas tombé dans la marmite
quand on était petit. Cela dit, même si l'"analyse
sociologique" ne nous est d'aucun secours (du moins au sens
où l'entend Buache), on assiste bel et bien à un phénomène
de "mode" à partir de 1977. L'immédiat post-Star
Wars donne le sentiment que le space opera va être
le genre dominant des dix ou vingt années à venir,
tant en ce qui concerne le cinéma que la B.D... sans oublier
la télévision, bien sûr. En 1978 sort Battlestar
Galactica, pilote d'une série T.V. distribué
en salles en Europe. En 1979, c'est Alien, de Ridley
Scott, dont l'originalité consiste surtout à nous
dépeindre avec beaucoup de réalisme les entrailles
mal entretenues d'un vaisseau interstellaire. Toujours en 1979,
on a droit à The black hole de Gary Nelson
pour Walt Disney, à Buck Rogers in the 25th Century
de Daniel Haller (encore un pilote de série TV distribué
en salles en Europe), à Mission Galactica,
(suite déplorable du Battlestar de 1978),
à Moonraker de Lewis Gilbert (James Bond
sur orbite), à Star Trek : the motion picture
de Robert Wise, première transposition sur grand écran
de la série culte des années 60, et à une quantité
de petits films sympas et maladroits dont un réjouissant
Starcrash réalisé en Italie par Luigi
Cozzi avec Caroline Munro dans le rôle principal.
Et ça continue comme ça au début des années
80. Il est vrai que Lucas n'a pas dit son dernier mot et que le
succès réservé aux deux suites de Star
Wars, The Empire strikes back (1980) et
Return of the Jedi (1983) entretiennent l'illusion
qu'il y a encore gros à gagner avec l'aventure spatiale.
Quelques titres : Battle beyond the stars
de Jimmy T. Murakami, produit par Roger Corman (1980), est une version
"cosmique" des Sept Samouraïs, de
même qu'Outland de Peter Hyams (1981) est
une relecture S.F. du Train sifflera trois fois.
Star Trek II : the wrath of Khan (1982) et
Star Trek III : the search for Spock (1984)
capitalisent sur le succès du premier Star Trek destiné
au grand écran et acquièrent une sorte d'autonomie
par rapport à l'ensemble de la production S.F. cinématographique.
En tout, la série comptera six épisodes dont le dernier
n'est pas encore sorti au moment où ces lignes sont écrites.
Cependant, dés 1984, le space opera filmé commence
à s'essouffler. Lucas en a fini avec la trilogie Star
Wars et le public a tellement été abreuvé
d'images spatiales depuis la sortie de son premier film qu'il réclame
autre chose. Trois oeuvres, à mon sens, témoignent de
l'agonie du genre : Dune (1984), sur lequel
on ne reviendra pas, 2010 de Peter Hyams (1984)
et Explorers de Joe Dante (1985). 2010
est la suite, tardive et ratée, de 2001.
La veille du tournage, Peter Hyams, le réalisateur, s'interroge :"Qu'est-ce
qu'un génie comme Kubrick verrait et que je persisterais
à ne pas voir ?" Touchant aveu d'impuissance
de la part d'un honnête artisan qui fera son possible pour
sauver du naufrage ce film verbeux dont l'existence ne s'imposait
pas. Quant à Explorers de Joe Dante, il
aborde le thème du voyage dans l'espace comme s'il s'agissait
d'une farce de collégiens (extra-terrestres, en l'occurence).
Ce qui se passe de commentaire. C'en est bien fini de
l'"appel des étoiles" au cinéma. La saga
Star Trek mise à part, l'"appel"
en question ne retentira plus que dans des comédies comme
Morons from outer space de Mike Hodges (1986),
Spaceballs de Mel Brooks (1987), Hyperspace
de Todd Durham, Flesh Gordon meets the cosmic cheerleaders
d'Howard Ziehm (1989)... ou dans des séries B, voire
des séries Z destinées à être directement
exploitées en vidéo. Est-ce à dire que l'espace
n'inspire plus les créateurs? Voire...No futur ?
Pour la B.D. U.S., Star Wars, après
une courte période d'euphorie, a un effet
dévastateur. Le phénomène des "graphic
novels" prend de l'ampleur mais, passé 1983, les éditeurs
délaissent de plus en plus le space opera pour se tourner
vers l'heroïc fantasy (soudain promue genre "in"
par le cinéma, les jeux de rôles et les jeux vidéo)
ou le proto-cyberpunk, suite au succès de Blade Runner
(1984). Le flirt qui semblait s'amorcer entre S.F. écrite
et S.F. dessinée ne débouche pas vraiment sur une
histoire d'amour mais il faut dire que l'un des deux partenaires
(la S.F. écrite) est alors assez mal en point.
En revanche, chez les grandes firmes, c'est une débauche
d'adaptations graphiques plus ou moins heureuses de films et de
séries T.V. Le phénomène n'est pas plus nouveau
que celui des adaptations de romans mais le fait est qu'il prend,
à partir de la fin des années 70, une ampleur jusqu'alors
inconnue. C'est en ce sens que l'on peut dire que le cinéma
vole au secours de la BD. La question est de savoir si c'est un
service qu'il lui rend... Seule planche de salut pour
les amateurs d'aventure spatiale inédite et de qualité,
les "indépendants", autrement dit une nouvelle
race d'éditeurs de comic-books soucieux d'innover tant en
ce qui concerne la présentation de leurs magazines que les
histoires qu'ils publient... et le mode de rémunération
de leurs auteurs. Pacific Comics en fait partie. C'est là
que paraît, en 1982, Alien Worlds, de Bruce
Jones, un titre qui renoue brillamment avec le tradition des EC
Comics des années 50 et comporte des histoires complètes
signées Williamson, Conrad, Redondo... Mais la diffusion
de ce genre de magazine est des plus restreintes et leurs éditeurs
n'ont pas toujours la tâche facile. D'autres indépendants
peuvent retenir notre attention : First Comics, par exemple,
pour Evangeline de Charles Dixon et Judith Hunt,
un comic book à parution aléatoire ayant pour héroïne
une nonne uvrant dans un XXIIIe siècle christianisé
d'un bout à l'autre de l'univers (quoiqu'il soit peu probable
que l'épiscopat américain approuve la vision de l'Eglise
qui est proposée dans cette bande !) ou Dark Horse Comics,
pour Trekker de Ron Randall, une série en
noir et blanc contant les aventures d'une chasseuse de primes parcourant
l'espace en tous sens à la poursuite de ses proies. Le n
1 date de 1987. La bande dessinée européenne,
elle aussi, a senti passer le souffle de Star Wars.
Des séries solides et bien implantées comme Valérian
ou Yoko Tsuno n'ont pas été affectées,
mais cette somptueuse overdose d'aventures spatiales a eu des effets
surprenants sur les bandes pour adultes paraissant dans des magazines
du type Métal Hurlant. Plus question, après
1977 (et même un peu avant), de publier du space opera au
premier degré. C'est la dérision, la nostalgie, le
clin d' il complice et le mélange des genres qui dominent.
Des exemples ? Il y en a à profusion. En 1979, dans
ses Fariboles sidérales (Humanoïdes
Associés), Alias utilise l'espace comme un référent
familier pour servir de décor à des histoires à
chute plus proches de la fable que de la nouvelle de S.F. La même
année, dans un petit album élégant et subtil
intitulé Tueur de monde, M bius nous conte
la "fin de l'ère du champignon sacré" en
commençant par ces mots : "L'astronef de
Fildegar (fonce) dans le vide qui sépare les galaxies à
un million de fois la vitesse de la lumière".
Adieu, réalisme, vraisemblance et toute cette sorte d'empêcheurs
de créer en rond... Et c'est tant mieux. Désormais,
la SF graphique s'auto-alimente et s'auto-parodie en toute impunité
au travers d' uvres de plus en plus audacieuses, de plus en plus
insolentes. La preuve en est Les aventures de Roger Fringant,
qui sort chez Futuropolis en 1981, un "ouvrage archétypique"
comme dit la quatrième de couverture. En fait, il s'agit
d'un hommage amusé et complice à la S.F. d'avant-guerre,
aux couvertures de pulps et aux bandes style Buck Rogers
ou Kaza le Martien. Chaland et Cornillon se sont
déjà essayés à ce genre d'exercice,
mais à une moindre échelle, dans Le Captivant
(Humanoïdes Associés, 1979), avec de courtes parodies
de B.D. de S.F. d'après-guerre telles que L'univers
est à nous, Un amour déçu
ou Ils inventèrent l'aéronef antigrav :
les frères Bigstones. C'est Chaland, d'ailleurs,
qui signe chez Magic Strip en 1983 l'une des meilleures parodies
de space opera jamais parue en France (Adolphus Claar)
tandis que l'Italien Guido Crepax renoue de bien curieuse façon
avec l'aventure spatiale en transformant Les voyages de
Gulliver en une saga érotico-cosmique : Les
voyages de Bianca, rappel, dans la démarche sinon
dans la forme, de l'impressionnant Salammbô
publié par Druillet aux Humanoïdes Associés en
1980. Mais déjà, heroïc fantasy, S.F. urbaine,
high-tech ou post-cataclysmique s'imposent avec violence dans l'univers
impitoyable des B.D. du vieux monde et le space opera en vient à
déserter les pages des illustrés. Bien sûr,
il y a des exceptions, mais hormis les grandes séries dont
il a été question plus haut (Valérian
en tête...), il n'existe plus guère de bande traitant
du voyage dans l'espace qui mérite d'être signalée
parmi celles parues depuis six ou sept ans en Europe. Est-ce
à dire que les étoiles se sont tues? Que l'oreille
des artistes est devenue sourde à leur appel? Je ne le crois
pas, d'autant que les signes s'accumulent çà et là
d'une résurrection du space opera graphique et cinématographique...
tel qu'en lui-même transfiguré. Depuis 1987,
la série Star Trek, the next generation,
bien que boudée par quelques trekkies un peu trop nostalgiques,
remporte un succès populaire considérable à
la télévision américaine puisqu'elle vient
d'entamer sa cinquième saison. Par ailleurs, on sait que
Lucas travaille en ce moment-même aux trois épisodes
suivants de la saga Star Wars, (lesquels seront
en fait les trois premiers et précéderont dans l'ordre
de narration ceux sortis entre 1977 et 1983). Enfin, les progrès
accomplis dans le domaine des images de synthèse et les résultats
obtenus en associant ces mêmes images à des effets
spéciaux optiques traditionnels (Cf. Terminator II)
permettent d'envisager pour les années à venir un
"bond esthétique" dans le traitement visuel de
l'espace comparable à celui accompli par Kubrick en 1968
avec son 2001. C'est ainsi, par exemple, qu'a pu
être produit récemment aux Etats Unis un documentaire
en six parties intitulé The Astronomers
qui offre de l'univers une vision totalement inédite.
Dans la bande dessinée américaine aussi, ça
frémit. A ne pas y regarder de trop près, on pourrait
se croire revenu au milieu des années 70 avec de nouveaux
comix underground comme cet étonnant Really Weird
Tales of Sci-Fi Erotasy "n" Stuff édité
en 1991 par Barker Saur-Head Press qui marie allègrement
sur le mode parodique space opera et pornographie (et il n'est pas
le seul!), ou avec les luxueuses productions de certains indépendants.
Orbit, par exemple, que publie Eclipse Books depuis
1990, est un comic book sophistiqué adaptant en bandes dessinées
des nouvelles d'écrivains de S.F. parues dans Isaac
Asimov's Science Fiction Magazine. Toutes les histoires
publiées dans Orbit ne mettent pas en scène
des voyageurs de l'espace mais on en trouve quand même au
moins une par numéro qui exploite avec brio les potentialités
graphiques liées à ce thème. Ces phénomènes
demeurent toutefois encore assez marginaux et n'intéressent
qu'une poignée de lecteurs avertis et voraces. La meilleure
B.D. de S.F. américaine de la fin des années 80 ne
doit rien à l'espace (il s'agit de The Watchmen,
somptueuse et sombre saga post-moderne signée Alan Moore
et Dave Gibbons). Mais les signes sont là, qui ne trompent
pas, et l'on peut s'attendre à ce que cinéastes et
auteurs de BD US nous invitent à repartir dans le cosmos
bien avant que leurs compatriotes scientifiques ne concrétisent
leur projet d'envoyer un homme sur Mars. Même si
Apollo a déçu, et Star Wars saturé,
le rêve qui les a engendrés ne s'est pas éteint.
"Les hommes iront dans l'espace pour faire de l'Univers
le terrain ludique de la dernière révolte : celle
qui ira contre les limitations qu'impose la nature,"
écrivait Eduardo Rothe en 1969. Ces mots, qui disent bien
le formidable enjeu émancipateur et sacrilège de la
conquête spatiale, sont plus que jamais d'actualité.
Croyez-moi, quoi qu'il advienne, le XXIe siècle
sera spatial... ou ne sera pas. DANIEL RICHE
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