LE THÈME DU "VOYAGE DANS L'ESPACE"
AU CINÉMA ET DANS LA BANDE DESSINÉE

                    (deuxiéme partie) par DANIEL RICHE

Sommaire

  1. A pied, à cheval et en bulle de savon...
  2. "Après un voyage de quarante heures, la fusée se pose sur Mars..."
  3. Tom Corbett, cadet de l'espace, contre Wernher von Braun
  4. Le silence des espaces infinis...
  5. Drogue, sexe et rock and roll...


3 - Tom Corbett, cadet de l'espace, contre Wernher von Braun

A bien des égards, 1950 peut être considérée comme l'An 01 de la Conquête de l'Espace. Bien sûr, Allemands et Américains ont déjà construit des fusées. Beaucoup de fusées. Après la guerre, ils ont même... disons "conjugué leurs efforts". En 1949, une WAC Corporal montée sur un V-2 et lancée à White Sands a établi un record d'altitude de 400 km qui ne sera battu que sept ans plus tard, par la Jupiter-C de von Braun. Cette année-là (1950, pas 1949), von Braun, précisément, quitte White Sands pour gagner l'arsenal de Redstone, à Huntsville, Alabama, où on lui donne un mois pour remettre un rapport sur la possibilité de construire une nouvelle fusée d'une portée de 800 km. La guerre de Corée a éclaté au mois de juin et la nécessité de disposer de missiles se précise. Les conclusions de von Braun étant positives, les travaux commencent dés l'automne. Ils donnent naissance à la fusée Redstone. Parallèlement, suite aux premiers congrès d'astronautique, l'idée d'envoyer un, voire plusieurs satellites artificiels dans l'espace commence à prendre corps. Alors, cinéastes et auteurs de B.D., impatients de voir toutes ces promesses techno-scientifiques se réaliser, entreprennent de montrer au public de quoi demain sera fait.

Dés lors, l'histoire de la conquête imaginaire de l'espace, au cinéma comme dans la bande dessinée, emprunte deux chemins divergents mais complémentaires. D'un côté, on a affaire à ce que l'on pourrait appeler les "réalistes" qui, pour chacune de leurs histoires, s'entourent de techniciens, de savants et de spécialistes de haut niveau. De l'autre, on côtoie les "rêveurs", les iconoclastes, les fantaisistes de tous poils pour qui l'espace devient, plus que jamais, le lieu de tous les possibles. Et le chassé-croisé entre les uns et les autres commence dés 1950.
Avec, en prime, l'arrivée d'un nouvel outil qui va jouer un rôle non négligeable dans la popularisation des thèmes liés à la conquête spatiale : la télévision.

Par où commencer ? Par les réalistes. Où ça ? Au cinéma.

1950, c'est l'année de la sortie aux U.S.A. de Destination Moon d'Irving Pichel, produit par George Pal, sur un scénario de Robert Heinlein, Rip Van Ronkel et James O'Hanlon. Les décors (hyperréalistes) sont signés Chesley Bonestell, qui est à peu près à l'"art spatial" ce que Picasso est au cubisme, son grand novateur et son incarnation. Historiquement parlant, Destination moon est aussi important que Le voyage dans la lune de Méliès et le 2001 de Kubrick. Son succès est tel qu'il ressuscite à lui tout seul le cinéma de science-fiction américain alors moribond. Et pourtant, ce film relève à peine de la S.F. Pal, le producteur, a voulu jouer la carte du documentaire-fiction. Tout a été pesé, mesuré, vérifié, soumis à l'autorité de savants et de théoriciens de la conquête spatiale afin de coller d'aussi près que possible à la réalité. Mais c'est ce qui séduit et rassure. Dés lors, les voyages dans l'espace vont devenir l'un des thèmes majeurs du cinéma populaire américain.

Tous les réalisateurs qui, par la suite, s'inspireront de Destination moon n'accorderont pas à l'exactitude scientifique l'importance qu'elle revêt aux yeux de George Pal et d'Irving Pichel, mais la plupart prendront en compte tout ou partie des leçons contenues dans leur film.

Il est impossible d'examiner dans le détail les oeuvres de ces réalisateurs. On se contentera, par conséquent, de quelques titres se voulant représentatifs de la production "réaliste" des années 50 : Rocketship X-M, de Kurt Neumann (1950) et Flight to Mars de Lesley Selander (1951) sont deux films qui oscillent entre "réalisme" et space opera avec de pauvres moyens. When worlds collide de Rudolph Mate (1952) est une production George Pal où l'on retrouve Chesley Bonestell aux décors. Son thème est connu : de la fuite dans l'espace considérée comme une planche de salut pour quelques élus. Project Moonbase de Richard Talmadge (1953) est l'épisode pilote d'une série T.V. qui n'a jamais vu le jour, Ring around the moon, et qui, par conséquent, a été projeté en salles. Le scénario est signé Robert H. Heinlein. Spaceways de Terence Fisher (1953) est une production britannique émanant de la Hammer, modeste société spécialisée dans les séries B qui, à l'époque, en est encore à chercher son style.[9] Riders to the stars de Richard Carlson (1954) est presque un documentaire sur la conquête de l'espace au scénario pesant et bavard. Conquest of space de Byron Haskin (1955) est une nouvelle production George Pal inspirée de The Mars project, un livre de von Braun. C'est tout dire ! Satellite in the sky de Paul Dickson (1956) est un petit film-catastrophe réalisé en Angleterre aux effets spéciaux particulièrement soignés et au scénario paresseux. Enfin, Niebo Zowiet (distribué en Angleterre sous le titre The sky calls) d'Aleksander Kozyr et Mikhail Karyukov (1959) constitue la première grande contribution soviétique à la conquête cinématographique de l'espace et se veut une sorte de chant triomphaliste saluant sur le mode science-fictionnel la prouesse réalisée en 1957 avec le lancement de Spoutnik.

Les voyages dans l'espace n'ont pas que de bons côtés. On le sait depuis Alien, mais à l'époque on l'ignorait : là-haut, on ne vous entend pas crier. Et nous, pauvres totos cloués au plancher des vaches, à force de rester sourds à la cacophonie des sphères, nous risquons d'être désagréablement surpris par les aspects imprévisibles de la conquête du cosmos... Tel est, en gros, le "message" de The Quatermass Xperiment (Le monstre) de Val Guest (G.B., 1955) qui nous montre l'abominable transformation dont est victime un astronaute de retour sur terre après sa rencontre dans l'espace avec une matière organique inconnue. Ce film, qui adapte le premier épisode d'une série T.V. très populaire en Grande Bretagne, est un petit chef d'oeuvre de noirceur horrifique dont le thème sera repris un nombre incalculable de fois par des cinéastes sensiblement moins inspirés que Val Guest. Parmi ces imitations, citons pour ne plus en parler First man into space (1959), The crawling hand (1963), Mutiny in outer space (1965), etc.

Si nous, Terriens, pouvons voyager dans l'espace, il est probable que les habitants d'autres planètes sont capables d'en faire autant. Cette "évidence" s'impose avec force au cinéma dans les années 50 à tel point que les films d'invasion extra-terrestre deviennent la spécialité de la décennie.[10] Les mentionner dans un essai comme celui-ci nous ferait dévier de notre sujet. On en retiendra cependant un, et un seul : It came from outer space (Le météor de la nuit) de Jack Arnold sur un scénario de Ray Bradbury (1953). Pourquoi celui-là ? Parce qu'il mêle assez adroitement deux thèmes, celui du voyage dans l'espace et de ses aléas et celui de l'invasion extra-terrestre. Ceux que les Terriens prennent pour des envahisseurs sont tout simplement des voyageurs de l'espace tombés en panne d'astronef à proximité de notre planète... On a beau être Martien, on n'est pas infaillible !

Avec des films comme The Quatermass Xperiment et It came from outer space, on s'éloigne doucement (mais sûrement) du réalisme cher à George Pal et à ses héritiers. C'est que l'espace est tellement à la mode dans les années 50 que cinéastes (et auteurs de B.D. comme on le verra plus loin) le mettent à toutes les sauces. Le serial, bien qu'agonisant, continue d'en faire un champ de bataille où s'affrontent Terriens, Martiens et autres créatures d'outre-monde (Flying disc man from Mars, 1951, 12 épisodes, réalisé par Fred C. Brannon, Radar men from the Moon, 1952, 12 épisodes, réalisé par Fred Brannon, Zombies of the stratosphère, 1952, 12 épisodes, réalisé par Fred Brannon, The lost planet, 1953, 15 épisodes, réalisé par Spencer Bennet) pendant que la télévision prend le relai (Captain Video, 1949-1956, Tom Corbett, space cadet, 1950-1954, Space patrol, 1950-1956, Buck Rogers, 1950... avant sa résurrection de 1979 encore dans toutes mémoires !, Rod Brown of the Rocket Rangers, 1953-1955, Commando Cody, sky marshall of the universe, 1955, etc.). On notera, au passage, que le space opera sied bien au petit écran puisque toutes les séries de S.F. qui voient le jour aux Etats Unis dans les années 50 mettent en scène des héros de l'espace. Sans doute ces choix obéissent-ils à des impératifs économiques mais il n'y a pas que ça. A cette époque, dans l'esprit du jeune public consommateur de séries T.V., science-fiction et aventure spatiale ne font qu'un et l'on ne saurait imaginer d'autres débouchés télévisuels à la S.F. que celui-ci. Il faudra attendre la Twilight Zone de Rod Serling, qui fait ses débuts en 1959, pour que les choses évoluent. Mais cette fois, c'est le public adulte qui est visé...
Le voyage dans l'espace fournit aussi leur thème à de nombreuses comédies (assez lamentables, dans l'ensemble). En 1953, Abbott et Costello s'envolent pour Mars (Abott & Costello go to Mars de Charles Lamont). En 1957, c'est Toto, le comique italien, qui se pose sur la lune (Toto nella luna de Stafano Steno) tandis que les Trois Stooges attendent 1959 pour visiter Vénus (Have rocket will travel de David Lowell Rich) avant d'affronter des Martiens belliqueux en 1962 (The three Stooges in orbit d'Edward Bernds), l'année même où Bob Hope et Bing Crosby font une visite éclair à la planète Plutonium (Road to Hong Kong, de Norman Panama). Entretemps, les clowns mexicains Viruta et Capulina ont joué Los astronautas auprès de Vénusiennes (Miguel Zacarias, 1960). Le filon (?) de la comédie spatiale sera encore exploité tout au long des années soixante avec des films comme El conquistador de la luna (1960, Rogelio A. Gonzalez, Mexique), Moon pilot (1962, James Neilson, une production Walt Disney), Mouse on the moon (1963, Richard Lester), Way... way out (1966, Gordon Douglas, avec Jerry Lewis), The reluctant astronaut (1967, Edward J. Montaigue), etc.

Mais les années cinquante font aussi la part belle aux rêveurs, aux iconoclastes, à ces auteurs délirants, imaginatifs et décomplexés que dans le même temps, en France, on s'efforce d'étouffer. Certains titres parlent d'eux-mêmes et tant pis si les films auxquels ils correspondent n'ont pas toujours les moyens d'aller jusqu'au bout de leurs intentions... Cat women of the moon (1953, Arthur Hilton, qui en réalise un remake en 1958 sous le titre de Missile to the moon), Fire maidens from outer space (1956, Cy Roth, G.B.), War of the satellites (1958, Roger Corman), Teenagers from outer space (1959, Tom Graeff), etc. Mais dans ce domaine du rêve, de l'imagination et de l'invention, les deux films les plus importants de la décennie restent, bien sûr, This island Earth (Les survivants de l'infini - Joseph Newman, 1955) et Forbidden planet (Planète interdite - Fred M. Wilcox, 1956).

This island Earth dépeint le périple d'un couple de Terriens enlevés par des extra-terrestres vers le monde agonisant de Métaluna. Les décors sont beaux, sinon convaincants, les effets spéciaux sont assez réussis pour l'époque, et le scénario, d'un rare pessimisme, relève d'une science-fiction prenant peu à peu conscience de sa maturité. La vraisemblance scientifique (ne parlons pas d'"exactitude"!) n'est cependant pas du voyage... Le vaisseau des Métaluniens fait un bruit d'enfer dans le vide intersidéral et franchit, avant d'atteindre sa destination, un très improbable "mur de la chaleur" dont la nature et la raison d'être demeurent un mystère...

Forbidden planet, de son côté, compte parmi les dix ou quinze films de S.-F. les plus célèbres de toute l'histoire du cinéma. Son scénario, qui s'inspire de La tempête de William Shakespeare, est trop connu pour qu'on s'y attarde mais se souvient-on du texte lu par le narrateur en ouverture ? Il mérite d'être reproduit ici car, en quelques lignes, il en dit long sur la vision qu'avaient les Américains de la conquête de l'espace en 1956 : "Au cours de la dernière décennie [11] du XXIe siècle, des hommes et des femmes à bord de vaisseaux-fusées se posèrent sur la lune. En 2200 après Jésus-Christ, les humains avaient atteint les autres planètes de notre système solaire. Presque à la même époque eut lieu la découverte de l'hyper-énergie grâce à laquelle la vitesse de la lumière fut d'abord égalée et ensuite largement dépassée. C'est ainsi que l'humanité entreprit enfin la conquête et la colonisation de l'espace interplanétaire... Le croiseur des Planètes Unies C-57-D, depuis plus d'une année, a quitté sa base terrestre pour accomplir une mission spéciale vers le système planétaire de l'étoile de première grandeur Altaïr."

Que nous dit ce texte? Que l'espace a changé dans l'imaginaire des spectateurs. Qu'il s'étend désormais bien au-delà du système solaire et que, pour franchir les distances phénoménales qui nous séparent des autres étoiles, de simples fusées ne suffisent plus. Il faut recourir à une autre physique, appliquer d'autres lois que celles permettant à un astronef d'aller jusqu'à la lune. En d'autres termes, Forbidden planet témoigne de la prise en compte par la science-fiction cinématographique des lois de la relativité et de leur vulgarisation. Désormais, pour être "vraisemblable", il faudra en passer par là.

Ces lois, et les paradoxes qui en découlent, fournissent matière à d'autres films. Pour ce que l'on en retient, elles se révèlent très stimulantes pour l'imagination. Peu importe, par conséquent, que leur emploi scénaristique ne soit pas vraiment conforme aux théories des physiciens. C'est grâce à elles, en tout cas, que les quatre astronautes du film d'Edward Bernds World without end (1956) se retrouvent en l'an 2508 et que le pilote de Beyond the time barrier (Edgar G. Ulmer, 1960) se voit catapulté dans le futur. En 1968, elles joueront un tour semblable à Charlton Heston dans Planet of the apes (La planète des singes de Franklin J. Schaffner) et on les retrouvera ensuite dans quantité de productions, des plus ambitieuses (films de la série Star Trek) aux plus modestes (The spaceman and King Arthur, par exemple).

Ce qui permet aux créateurs que j'ai appelés les "iconoclastes" de s'en donner à c ur joie aux Etats Unis, c'est la bande dessinée et, plus précisément, les comic books.[12] Dans Weird Science et Weird Fantasy, deux titres publiés à partir de mai-juin 1950 par la firme E.C. où l'on croise des noms tels que Frank Frazetta, Al Williamson, Wallace Wood, Al Feldstein, Harvey Kurtzman, Ray Bradbury, etc., l'espace devient un vrai cauchemar pour ceux qui s'y égarent. Une histoire comme 50 girls 50, par exemple, publiée dans le n 20 de Weird Science (juillet-août 1953), fait du voyage vers une autre étoile son thème de départ. La durée d'un tel voyage implique que les passagers soient mis en état d'hibernation. Maintenant, imaginez que ces passagers soient au nombre de cent et qu'il y ait cinquante hommes et cinquante femmes... Dans cette histoire, l'un des hommes a décidé d'éliminer tous les autres et de réveiller les femmes l'une après l'autre en leur faisant croire que quelque chose s'est déréglé dans le système d'hibernation et qu'il va leur falloir passer le reste de leur vie ensemble. A chaque fois qu'il se lassera de celle qu'il aura réveillée, il lui suffira de l'éliminer et de recommencer avec une autre. Seulement voilà, il n'est pas le seul à avoir eu cette idée... Ce qui fonde l'originalité et la saveur des E.C. Comics, outre la qualité de leurs dessins, c'est leur extrême férocité. Celle-ci finira d'ailleurs par les perdre, mais c'est une autre histoire.

Strange Adventures et Mystery in space, deux titres de la firme D.C. qui voient le jour à peu près en même temps que Weird Science et Weird Fantasy, auront plus de chance que leurs concurrents. Il est vrai qu'ils pratiquent un humour bien moins dévastateur. Mais, à y regarder de près, les histoires publiées dans ces deux comic books ne manquent pas d'une certaine perversité. Car cette fois, non seulement on nage en pleine invraisemblance, mais on l'assume et on la revendique au point de l'ériger en style. Prenez le Space cabby, par exemple, un héros apparu dans le n 24 de Mystery in space et dont la plupart des aventures seront écrites par Otto Binder et dessinées par Gil Kane. C'est un chauffeur de taxi qui opère dans l'espace à bord d'un petit astronef et se comporte comme s'il roulait dans les rues de New York ou de San Francisco. "Conduire un taxi à travers l'espace n'est pas le meilleur moyen de s'enrichir, croyez-moi !" aime-t-il à répéter avant d'aller dévorer un hamburger dans un fast-food installé sur un astéroïde ou de prendre sa place dans la file des vaisseaux qui attendent au péage de l'autoroute des étoiles... L'univers du Space cabby se veut tout sauf réaliste. Et il en va de même pour la plupart des histoires publiées dans Strange adventures et Mystery in space, deux magazines dont la désinvolture et l'impertinence témoignent de la soudaine familiarisation du jeune public américain avec les thèmes liés à la conquête de l'espace.

En Europe, dans les années cinquante, la situation est sensiblement différente, encore qu'il ne faille pas confondre ce qui se passe en France avec ce que l'on peut voir en Angleterre, par exemple, où, le 14 avril 1950, débutent les aventures de Dan Dare dans les pages du magazine Eagle. Dan Dare, uvre conjointe du Révérend Marcus Morris (scénarios) et de Frank Hampson (dessins), est un officier des escadres interplanétaires de l'O.N.U. (qui a d'abord failli être une femme, puis un aumônier de l'espace!). Jusqu'en 1955, ses exploits sont limités "à un système solaire très peuplé et doté d'une riche histoire" (Pierre Couperie). Ensuite, la série devient interstellaire. C'est une bande superbe aux histoires originales et aux dessins somptueux qui joue davantage la carte du réalisme (des décors, des vaisseaux, des personnages...) que celle de la stricte "vraisemblance" scientifique. Quatre ans plus tard, toujours en Angleterre, naît Jeff Hawke, space rider, de Sidney Jordan, dans le Daily Express. Cette fois, c'est le public adulte qui est visé. Les voyages dans l'espace deviennent vite le lot quotidien du héros, mais l'espace en question offre peu de points communs avec celui des astronomes. Dieux et déesses y côtoient Grands Anciens et entités de toutes sortes. Les distances s'abolissent de par la seule vertu de la pensée. Le temps ne compte plus et l'on nage en pleine fantasy...

Pendant ce temps, en France (et en Belgique), les jeunes lecteurs de l'hebdomadaire Tintin découvrent Objectif Lune et On a marché sur la Lune... Ces deux histoires disent bien l'image de la "conquête spatiale" que l'on entend proposer à la jeunesse franco-belge. On peut rêver, certes, mais dans les limites autorisées par la Loi. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler qu'à la même époque (1952-1953), L'Epervier bleu, personnage créé par Sirius dans Spirou, se voit contraint de regagner la Terre à toute vitesse après un séjour-éclair dans l'espace (in La planète silencieuse) pour cause d'"influence néfaste sur la jeunesse". Pourtant, elle est bien sage, l'histoire de Sirius, mais il a eu le tort d'expédier son héros sur la face cachée de la Lune pour y rattraper un groupe de bandits et leurs otages. Et cette situation a été jugée "trop invraisemblable" par la toute récente et zèlée "Commission de Surveillance et de Contrôle des Publications destinées à l'Enfance et à l'Adolescence."

Rien de tel chez Tintin, évidemment. Son expédition lunaire prend en compte toutes les connaissances de l'époque en matière de voyage spatial et n'ajoute rien qui puisse être taxé d'"invraisemblable". La Lune d'Hergé est bien l'astre mort que les astronomes contemplent à travers leurs télescopes et les moyens techniques mis en uvre pour s'y rendre sont tels que les imaginent déjà les théoriciens de la conquête de l'espace : considérables.

Mon intention n'est pas de dénigrer l' uvre d'Hergé. Comme tout le monde, j'admire son épopée lunaire pour sa rigueur, son mélange d'aventure et de burlesque, sa construction, son élégance... tout, quoi. Mais force m'est de reconnaître que l'imaginaire, cet ennemi des censeurs et des moralistes, n'y trouve pas son compte et que le rêve, le vrai, n'y a pas sa place. Cependant, la voie est tracée et hors d'elle, il n'y aura presque pas de salut pour les voyageurs de l'espace francophones avant le milieu des années soixante... "Presque", car la vigilance de la Commission de Surveillance et de Contrôle se relâche dés que l'on quitte le territoire des grands illustrés pour la jeunesse. Et au-delà s'étend une jungle où la plupart des porteurs refusent de nous suivre, celle des "petits formats" et des "récits complets".
Là, c'est la débauche, l'ivresse, le vertige... Ça commence en 1953 avec Météor des éditions Artima. Giordan pour le dessin et Lortac pour les textes nous y invitent à suivre de planète en planète le docteur Spencer, Sam Spade et le mécanicien Texas à bord de leur fusée Spacegirl. Ça continue avec des titres comme L'an 2000 (1953), Aventures de demain (1956), Cosmos (1956, Artima encore, avec du matériel espagnol), Atom-Kid (idem avec, en prime à partir du n 7, un excellent space opera d'origine britannique : La famille Rollinson dans l'espace), et ça se poursuit avec Sidéral et Aventures Fiction (traduction chez Artima des bandes paraissant dans Strange Adventures et Mystery in space), Monde Futur, Spoutnik, Kon Tiki (magazine édité en 1959 chez Impéria contenant une bande intitulée Les enfants de l'espace), etc. Même des héros tels que Bibi Fricotin, Charlot ou Les Pieds Nickelés, que rien ne prédisposait, à priori, à s'envoler pour d'autres mondes, effectuent de gré ou de force un ou plusieurs voyages interplanétaires (Bibi Fricotin et les soucoupes volantes, Bibi Fricotin et les Martiens, Charlot pionnier interplanétaire, Charlot sur la lune, Les Pieds Nickelés sur Bêta 2...). Il résonne fort, tout au long des années cinquante, l'appel des étoiles, dans ces petits illustrés auxquels on refuse l'accès des maisons bourgeoises. Si fort qu'il incite quelques héros de journaux "respectables" à imiter leurs fort inconvenants confrères. En 1958, le très oublié Alain Cardan de Gérald Forton effectue une timide sortie dans l'espace dans Allô, ici Vénus, qui paraît dans Spirou, et en 1960 le Dan Cooper d'Albert Weinberg, qui a déjà visité un satellite artificiel dans Le maître du soleil (1958), met Cap sur Mars dans le Journal de Tintin. A peu près à la même époque déferlent en France quantité d'ouvrages qui, soit sous forme de bandes dessinées, soit sous celle de livres illustrés, familiarisent les jeunes lecteurs avec les aspects scientifiques et techniques de la conquête spatiale. Quelques titres pris au hasard : la série Aventures dans l'espace de Willy Ley, illustrée par J. Polgreen (1958, éditions des deux coqs d'or), A la découverte de l'espace de R. Wyler, illustré par T. Gergely (1959, éditions des deux coqs d'or), Bientôt... les voyages interplanétaires (1960, série Le monde qui nous entoure), L'homme dans l'espace (1960, série les albums filmés J, O.D.E.J.), Fusées, réacteurs et missiles (1960, Classiques illustrés - série spéciale), etc.

Ces titres, d'origine américaine, témoignent de la sensibilisation croissante des mentalités au thème des voyages dans l'espace. Il faut bien ça pour qu'à peine dix ans plus tard, ce thème trouve sa conclusion fantasmatique avec le film de Kubrick 2001, l'Odyssée de l'espace, et son aboutissement technologique avec la mission Apollo.


4 - Le silence des espaces infinis...


S'il fallait désigner quatre événements incarnant l'évolution du rêve spatial occidental au cours des années 60, ce serait, dans l'ordre, la parution du Barbarella de Jean-Claude Forrest en 1962, la diffusion du premier épisode de Star Trek à la télévision américaine en 1966, la sortie du film de Kubrick 2001, l'Odyssée de l'espace en 1968, et le débarquement sur la Lune des membres de la mission Apollo XI le lundi 21 juillet 1969.

Apparemment, ces quatre événements n'ont rien à voir entre eux. Pourtant, ils participent, chacun à sa manière, d'un seul et même phénomène que j'ai nommé : "appel des étoiles".

Barbarella est une bande qui a été mal comprise au moment de sa publication dans V-Magazine en 1962 et plus encore lors de sa sortie en album chez Losfeld en 1964 (l'année où Dick Tracy pouvait s'exclamer : "J'aurais vécu suffisamment pour voir les peuples voyager d'une planète à l'autre"...). On n'a voulu y voir qu'une série "impudique", s'adressant à des intellectuels frondeurs en mal de sensations troubles [13] alors que la très relative liberté de m urs dont jouit l'héroïne de Forest est avant tout le signe d'une reconquête, celle de ces "terrains vagues livrés à l'imagination" dont parle Eduardo Rothe à propos des "territoires d'ultraciel" dans un texte écrit en 1969.[14] Jacques Chambon, l'actuel directeur de la collection Présence du Futur, est l'un des rares à l'avoir pressenti. "S'il place au centre de ses histoires une héroïne aux moeurs libertines," explique-t-il dans un article publié dans le n 7 du fanzine Mercury (février 1966), "Forest cherche essentiellement à créer des situations nouvelles. L'humour de ses croquis et de son texte, l'étonnante diversité de ses personnages et de sa faune, l'invention surréaliste, l'insolite des paysages, tout cela situe l' uvre de Forest en dehors des préoccupations essentiellement érotiques." Aussi la parution de Barbarella a-t-elle engendré un double phénomène. D'une part, elle a donné naissance à une quantité invraisemblable d'héroïnes cosmiques qui, de Scarlett Dream (R. Gigi, C. Moliterni) pour le haut de gamme à Selene, Alika et autres Gesebel pour le lumpenprolétariat d'expression graphique, constituent autant de variations sur le thème de la "femme-à-poil-de-l'espace". D'autre part, et c'est le plus important, elle a libéré la bande dessinée des liens qui l'entravaient et permis à des bandes comme les Naufragés du temps ou même Valérian d'exister. (Pour les Naufragés du temps [dessins de Gillon], d'ailleurs, rien de très étonnant, puisque Forest en est le premier scénariste.) En d'autres termes, Barbarella marque non pas la naissance de la "bande dessinée pour adultes" mais celle de la "bande dessinée adulte" tout court. Et l'espace s'y identifie aux rêves de liberté et d'émancipation de toute une génération.

Peu importe le "réalisme", désormais. Tintin a, en quelque sorte, épuisé le sujet. Maintenant, si l'on voyage dans l'espace, dans la bande dessinée, c'est pour s'éclater, pour rêver, pour côtoyer l'impossible. Témoin ces bandes qui paraissent en Italie, Cinque della selena (1966 - Milano Milani pour le texte, Dino Battaglia pour le dessin), où de sages Martiens indiquent à un groupe de Terriens le chemin d'un autre univers, ou Cinque su Marte (1967, Dino Battaglia) où est décrite une expédition sur Mars effectuée à bord d'un astronef marchant au charbon au début du siècle... Témoin aussi les bandes de S.F. paraissant dans Pilote. Valérian, bien sûr, dont il sera question plus loin, mais également Lone Sloane de Philippe Druillet, qui fait ses premiers pas chez Losfeld en 1966. Dans Lone Sloane, ce n'est plus seulement le héros qui sillonne les routes de l'espace mais l'espace lui-même qui voyage à l'intérieur de la bande dessinée pour en faire imploser les codes, les cases, l'esthétique... Eblouissante démonstration de liberté, d'invention, d'émancipation.

Les leçons de Barbarella et de Lone Sloane sont comprises jusqu'aux Etats Unis où apparaissent, d'abord le personnage du Silver Surfer, (1966) "poor lonesome spaceman" exilé sur une Terre convoitée par d'inconcevables entités venues d'outre-espace, ensuite celui de Sally Forth de Wallace Wood (1969), revanche erotico-inconvenante d'un ancien pilier des E.C. Comics. Dans un cas comme dans l'autre, la B.D. de S.F. made in U.S.A. affirme, elle aussi, son émancipation et son droit à l'impertinence.

Mais ce qui marque le plus la décennie aux Etats Unis, c'est la diffusion de Star Trek à la télévision à partir de 1966. Star Trek n'est pas la première série télévisée se déroulant dans l'espace, beaucoup s'en faut. Oubliant toutes les feuilletons pour enfants qui ont vu le jour dés la fin des années 40, les critiques spécialisés s'accordent généralement pour décerner la médaille de "Premier vrai space opera télévisé de l'age de l'espace" à Lost in space, série produite à partir de 1965 par Irwin Allen et contant les aventures d'une famille, les "Robinson", errant dans le cosmos par suite du sabotage du système de contrôle de l'astronef où elle s'est embarquée... De plus, en 1966, les petits écrans du monde entier se sont déjà mis à l'heure spatiale. Par exemple, le mardi 11 décembre 1962, la télévision française a diffusé une dramatique réalisée par Alain Boudet sur un scénario de Michel Subiela tiré du roman de E.C. Tubb Le navire étoile. Cette histoire repose entièrement sur le thème du voyage dans l'espace puisqu'elle dépeint la vie à bord d'un vaisseau gigantesque où se succèdent plusieurs générations, mais son adaptation n'a pas été jugée suffisamment convaincante par les télespectateurs franco-français pour que semblable expérience soit renouvelée.[15] Pour Star Trek, en revanche, aux Etats Unis, c'est le triomphe. "Espace," dit la voix d'un commentateur en ouverture, "frontière de l'infini vers laquelle voyage notre vaisseau spatial. Sa mission de cinq ans : explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles vies, d'autres civilisations et, au mépris du danger, avancer vers l'inconnu."[16] Pourquoi Star Trek remporte-t-il un tel succès auprès du public américain ? La qualité de ses scénarios, de ses décors et de ses interprètes y est sans doute pour beaucoup mais, comme le pense Gene Roddenberry, le producteur, cela n'explique pas tout. Le "message" de Star Trek, selon Roddenberry, c'est que l'homme est une "étrange créature qui n'en est qu'au tout début de son évolution, qui fait preuve de lâcheté, de violence, de faiblesse, et dont le comportement est souvent incompréhensible, mais qui, malgré tout, est sacrément magnifique." Star Trek annonce la grande aventure des prochaines décennies, la "nouvelle frontière" à laquelle l'homme va s'attaquer. C'est un hymne à la conquête spatiale, le prolongement d'un rêve, l'incarnation sublime, humaniste et naïve du Désir qui anime tout un peuple : se lancer, enfin, à l'assaut du ciel. Par une singulière ironie du sort, cette saga s'achèvera en 1969, l'année même où le Désir d'Espace de l'homo americanus trouvera enfin de quoi s'assouvir "pour de vrai" sur le sol lunaire.

Au cinéma, dans les années 60, la course à l'espace s'accélère. Tout le monde s'y met : Américains, Italiens, Espagnols, Anglais, Allemands, Suédois, Japonais, Tchèques, Polonais, Russes, Roumains... Il n'y a guère que les Français que cela ne semble pas intéresser. Et encore... Le Barbarella que signe Roger Vadim en 1966, avec Jane Fonda dans le rôle principal, est une coproduction franco-italienne. Il est vrai qu'il s'agit d'un film un peu particulier dont on ne peut dire qu'il a pour réel sujet la conquête du Cosmos.

En fait, deux conceptions de l'espace s'affrontent sur les écrans du monde avant que ne tombe 2001. D'un côté, il y a les pays de l'Est qui prennent la chose très (trop?) au sérieux avec des films comme Der Schweigende Stern (1960, Kurt Maetzig, Pologne/R.D.A., d'après un roman de Stanislas Lem [17]), Planeta bour (1962, Pavel Klushantsev, U.R.S.S. [18]), Icarie XB-I (1963, Jindrich Polak, Tchécoslovaquie [19]) ou Toumanosti Andromedi (1968, Yevgeny Sherstobitov, U.R.S.S., d'après le roman d'Ivan Efremov La Nébuleuse d'Andromède). De l'autre, il y a les Occidentaux qui font du voyage dans l'espace le thème de prédilection de leurs séries B et Z. Quelques titres : Space men (1960, Antonio Margheriti, Italie), I pianeta degli uomini spenti (1961, Antonio Margheriti, Italie), Journey to the seventh planet (1961, Sidney Pink, U.S.A./Suède), Mouse on the Moon (1963, Richard Lester, Angleterre), First men in the Moon (1964, Nathan Juran, Angleterre, d'après H.G. Wells), Robinson Crusoe on Mars (1964, Byron Haskin, U.S.A.), Terrore nello spazio (1965, Mario Bava, Italie/Espagne), Way way out (1966, Gordon Douglas, U.S.A., avec Jerry Lewis), The terrornauts (1967, Montgomery Tully, Angleterre, sur une scénario de John Brunner), etc. Dans ces films, le moins qu'on puisse dire, c'est que la vraisemblance et l'exactitude scientifique ne font pas partie des préoccupations des auteurs. Il n'y a guère que le très soporifique Countdown de Robert Altman (1966, U.S.A.) qui tente de prolonger la tradition réaliste qui a prévalu au début des années 50. Les autres, tous les autres, brassent allégrement des genres aussi divers que le western, le nudie, le film d'aventure et le film d'épouvante pour nous offrir une vision du voyage dans l'espace beaucoup plus proche de celle des pulps des années 30 et 40 que de celle de von Braun. Et c'est au milieu de ce joyeux désordre qu'explose la bombe 2001.

"L'intrigue proprement dite n'a, dans ce film, qu'une importance secondaire," peut-on lire dans le n 1-bis de mars-avril 1969 du magazine Chroniques de l'Art Vivant.[20] "C'est la forme qui est essentielle. Le vrai sujet d'Odyssée spatiale (sic !) n'est pas la naissance de l'humanité, la folie meurtrière d'un computer géant ou la rencontre sur Jupiter d'un Etre supérieur. Le vrai sujet du film, ce sont les vaisseaux flottant avec une lenteur irrésistible d'un bord à l'autre de l'écran, le mouvement perpétuel de la station spatiale en forme de roue, le survol en rase-motte du sol lunaire, la plongée dans les nébuleuses et la fantastique chevauchée du module au-dessus de paysages agrandis aux dimensions d'un rêve. Les apparences sont ici plus parlantes que les anecdotes car elles racontent une histoire où l'Espace tient le premier rôle."

On n'a pas fini de mesurer l'importance historique, culturelle, technique et esthétique du film de Kubrick. Avec lui, l'Espace change de visage. Il devient ce "radicalement autre" devant lequel l'homme ne peut que s'incliner, cet infini au silence incommensurable qui exige une métamorphose de l'humanité pour être approché. On y a vu le premier grand film de science-fiction de l'histoire du cinéma. D'un certain point de vue, c'est peut-être aussi le dernier. En tout cas, en allant jusqu'au bout du rêve, il montre ce que représente l'Espace dans l'inconscient de ceux qui croient encore à sa conquête : l'obscur objet du désir.

Le 21 juillet 69 à 3h56, Neil Armstrong pose son pied gauche sur le sol lunaire et s'exclame : "Ça y est ! Je tâte le sol ! C'est dur. C'est très ferme. Ça ressemble à de la poussière de charbon." Puis, après un instant de silence, il reprend d'une voix calme : "Je marche. Je n'ai aucune difficulté à marcher. Tout est plat autour de moi. Dieu que c'est beau! Une magnifique désolation!... C'est un petit pas pour l'homme que je viens de faire, mais c'est un bond de géant pour l'humanité."

On connaît la suite. Le 7 décembre 1972, Apollo 17, la dernière mission pilotée lunaire américaine, s'envolera vers la lune. Puis le programme tout entier sera abandonné. Dorénavant, priorité sera donnée aux stations et aux vols orbitaux ainsi qu'aux sondes inhabitées. L'imaginaire s'en trouvera-t-il affecté ? Et comment !

(troisiéme partie)

© Mars & SF - Jacques Garin 1998-2007