Extrait (p.73-77) LA
BOULE DE BRUME Pendant le repas du matin, Goussev dit - Ça
ne colle pas comme ça, Mistislav Serguéiévitch. On a fait un chemin
de tous les diables et maintenant il faut croupir dans ce bled !
Si c'était pour prendre des bains, ça ne valait pas la peine de
partir. Ils ne nous ont pas laissé entrer dans la ville - vous avez
vu le barbu, comment il s'est renfrogné ? Méfiezvous de lui, croyez-moi.
En attendant, ils nous donnent à manger, à boire, et puis après
? - Ne vous pressez pas, Alexei Ivanovitch, répondit Loss en
jetant des coups d'oeil sur les fleurs azurées à la senteur douce-amère.
On vivra ici un peu, on se familiarisera, ils verront que nous ne
sommes pas dangereux et ils finiront bien par nous laisser pénétrer
dans la ville aussi. - Je ne sais pas quelle est votre idée,
Mistislav Serguéiévitch, mais moi je ne suis pas venu ici pour prendre
du repos à la campagne. Loss hocha la tête, toucha les pétales
azurés des grosses fleurs translucides comme de la cire. Pensivement
il dit: - Il ne m'est pas venu à l'esprit pourquoi je m'en allais
sur Mars. Je suis parti pour arriver. Il fut un temps où les conquistadors
armaient des navires et partaient chercher des terres nouvelles.
Une rive inconnue surgissait de la mer, le navire pénétrait dans
l'estuaire du fleuve, le capitaine soulevait son chapeau à larges
bords et donnait son nom à la terre nouvelle. Après quoi il pillait
la côte. Peut-être ne suffit-il pas d'accoster, il faut encore charger
de trésors son navire. Nous avons à apprendre un monde nouveau -
quel trésor inestimable ! La sagesse, la sagesse, voici ce que nous
devons emporter sur notre navire, Alexei Ivanovitch. On gratta
à la porte. S'accroupissant légèrement par crainte et par respect,
le majordome apparut, invita par signes à le suivre. Loss se leva
précipitamment, passa la paume sur ses cheveux blancs. Goussev frisa
sa moustache d'un air décidé. Les invités se mirent en marche, à
travers couloirs et escaliers, vers l'aile éloignée de la maison.
Le majordome frappa à une porte basse. On entendit
une voix précipitée, enfantine. Loss et Goussev entrèrent dans une
longue pièce blanche. Les rayons de lumière où des poussières dansaient,
tombaient des fenêtres du plafond sur le plancher de mosaïque où
se reflétaient les rangées régulières de livres, les statues de
bronze entre les armoires plates, les guéridons à pieds pointus,
les miroirs brumeux des écrans. Non loin de la porte se tenait
une jeune femme aux cheveux cendrés, vêtue d'une robe noire fermée
jusqu'au cou, jusqu'aux poignets. Au-dessus de ses cheveux relevés,
les poussières dansaient dans un rayon lumineux tombant sur les
ors des reliures. C'était celle que, hier près du lac, le Martien
avait appelée Aélita. Loss s'inclina bas devant elle. Aélita,
sans bouger, le regardait de ses immenses prunelles couleur de cendre.
Son visage allongé, d'un blanc bleuâtre, tremblait un peu. Le nez
un peu retroussé, la bouche allongée, avaient la tendre douceur
de l'enfance. Sous les plis noirs et souples, sa poitrine se soulevait,
comme après une montée difficile. - Ellio outara guéo, dit-elle
d'une voix douce, légère comme une musique, presque en un murmure,
et elle inclina la tête si bas que l'on vit sa nuque. En réponse,
Loss, les doigts crispés à craquer, prononça, sans savoir pourquoi,
trop solennellement - Les venus de la Terre te saluent, Aélita. Il
dit et rougit. Goussev dit avec dignité - Heureux de vous connaître.
Goussev Alexei Ivanovitch ; l'ingénieur Loss Mistislav Serguéiévitch.
On est venu vous remercier de votre hospitalité. En entendant
les voix humaines, Aélita releva la tête, son visage se fit plus
calme, les prunelles rétrécirent. Elle tendit la main en silence,
la tourna, la paume étroite vers le haut et la laissa ainsi. Au
bout de quelque temps, Loss et Goussev eurent l'impression qu'une
boule vert pâle apparaissait sur sa paume. Ensuite, Aélita retourna
la main, s'en alla le long des rayons au fond de la bibliothèque.
Les invités la suivirent. A présent, Loss voyait qu'Aélita lui
arrivait à l'épaule, était fragile et légère comme ces fleurs à
l'amer parfum qu'elle avait envoyées le matin. Le bord large de
sa jupe volait sur le miroir de la mosaïque. En se retournant, elle
souriait, mais ses ses yeux restaient émus, inquiets. Elle désigna
un large banc placé dans l'élargissement semi-circulaire de la pièce.
Loss et Goussev s'installèrent. Aélita prit place en face d'eux
à une petite table de lecture, posa les coudes dessus et se mit
à regarder ses invités avec douceur et attention. Ils se turent
ainsi pendant quelque temps. Peu à peu Loss commença à éprouver
une grande paix, une grande douceur à rester ainsi, à contempler
cette jeune fille étrange, merveilleuse. Goussev soupira, dit à
mi-voix - Elle est bien, cette jeune fille, très agréable. Alors,
Aélita se mit à parler. Sa voix était douce, comme si on effleurait
un instrument de musique. Phrase après phrase, elle répétait des
mots, remuant à peine les lèvres. Ses cils cendrés s'abaissaient,
puis se relevaient lentement. Elle étendit de nouveau la main,
la paume en haut. Presque aussitôt Loss et Goussev virent dans le
creux de sa paume la boule de brume verdâtre, grosse comme une pomme.
A l'intérieur de la sphère, tout bougeait, s'irisait en ondes d'opale. A
présent, les deux invités et Aélita regardaient fixement cette pomme
de brume opalescente. Subitement, les ondes qui couraient à l'intérieur
cessèrent leur mouvement, laissant apparaître des taches brunes.
Loss regarda mieux et s'exclama - sur sa paume, Aélita tenait le
globe terrestre. - Taltzetl, dit-elle en le montrant du doigt. La
boule se mit à tourner lentement. Le contour de l'Amérique glissa,
puis la rive Pacifique de l'Asie. Goussev ému, s'agita - Ça c'est
nous, nous les Russes ! dit-il en piquant la Sibérie de son ongle. La
chaîne de l'Oural passa en ombre sinueuse, le filet du Volga. On
vit apparaître les rives de la mer Blanche. - Ici, dit Loss,
et il montra le golfe de Finlande. Aélita leva sur lui les yeux
étonnés. La boule cessa de tourner. Loss se concentra, et dans sa
mémoire surgit un fragment de carte géographique. Aussitôt, commeune
empreinte exacte de son imagination, sur la boule de brume apparut
une tache noire, avec les fils des voies de chemins de fer rayonnant
autour, une inscription sur fond verdâtre : « Léningrad ». Aélita
regarda attentivement, et voilà là boule - maintenant elle transparaissait,
lumineuse, entre ses doigts. Elle secoua la tête en regardant Loss. -
Oéo ho souà, dit-elle, et il comprit : « Concentrez-vous, et souvenez-vous.
» Alors, il se mit à se rappeler les contours de Leningrad -
les quais de granit, les eaux froides, bleues de la Néva, une barque
dansant sur les vagues, les arches longues, comme suspendues dans
le brouillard d'un pont, les fumées épaisses des usines, les fumées
et les nuages d'un couchant brumeux, la rue mouillée, l'enseigne
d'une mercerie, au coin... Le menton appuyé sur la main, Aélita
regardait la sphère de brume. Les souvenirs de Loss y passaient,
tantôt nets, tantôt comme effacés. Une grande coupole terne apparut,
mais déjà surgissait à sa place un escalier de granit au bord de
l'eau, un banc semi-circulaire, une jeune fille tristement assise.
Son visage trembla, disparut. Deux sphinx de granit couronnés se
dressaient au-dessus d'elle. Des colonnes de chiffres glissèrent,
les lignes d'une épure, une forge flamboyante, le visage morose
de Hohlov soufflant les charbons. Longtemps, Aélita regarda la
vie étrange qui passait devant elle dans les ondes brumeuses de
la boule. Mais voici que les images se brouillaient, d'autres images,
tout à fait différentes, venaient s'y mêler avec obstination. Des
images de guerre... Goussev soupira bruyamment. Aélita se tourna
vers lui, alarmée et aussitôt retourna là main. La boule disparut. Aélita
resta quelques minutes immobile, la main cachant les yeux. Elle
se leva, prit sur le rayon un cylindre, en sortit un rouleau d'ivoire,
le mit dans la table de lecture équipée d'un écran. Puis elle tira
un cordon - les fenêtres en haut de là bibliothèque se voilèrent
de rideaux bleus. Elle approcha la table du banc et tourna un commutateur. Le
miroir de l'écran s'illumina. De haut en bas se mirent à glisser
des images de Martiens, d'animaux, de maisons, des arbres, des objets. Aélita
disait le nom de chaque image. Lorsque les figures bougeaient et
se réunissaient, elle nommait le verbe. Parfois, les images étaient
remplacées par des signes colorés, comme dans le livre chantant
et on entendait une phrase musicale ténue, à peine perceptible -
Aélita nommait la notion, l'idée. Elle parlait à voix basse.
Sur l'écran, glissaient sans hâte les images de cet étrange alphabet.
Dans le silence, dans la pénombre bleue de la bibliothèque, les
yeux cendrés regardaient Loss, là voix d'Aélita pénétrait sa conscience
en un charme doux et puissant. La tête tournait. Loss sentait
: son cerveau devenait plus lucide, comme si un voile de brume se
levait. Des mots nouveaux, des notions neuves s'imprimaient dans
la mémoire. Cela dura longtemps. Aélita passa la main sur son front,
soupira, éteignit l'écran. Loss et Goussev restaient assis, comme
dans un brouillard. - Allez et couchez-vous, dormez, dit Aélita
à ses invités en cette langue dont les sons paraissaient encore
étranges, mais dont le sens se faisait jour au fond de la conscience.
Aelita a fait l'objet de deux
traductions françaises, dont aucune n'est parfaite. D'abord celle de
Vera Gopner, aux Editions en Langues Etrangères de Moscou (sans date,
mais dans les années 1950). Plutôt exacte au niveau du vocabulaire, elle est par contre très sèche et peu agréable à lire.L'autre est celle de Luda, publiée en 1955 (sensiblement à la même époque donc), sous le titre Le Déclin de Mars aux éditions L.I.R.E. Plus agréable à lire, elle n'en est
pas moins, parfois, une belle infidèle. Et tant qu'à faire il vaut mieux
préférer l'édition de Moscou. Russkaya
Fantastika
Une
réédition de la premiére chez L'Age d'Homme coll.Archipel Slave,
en novembre 2009. ISBN
:
978-2-8251-3983-7
EAN:
9782825139837
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