Aelita ou Le déclin de Mars (1923)


d'Alexeï Tolstoï 
Ed. L.I.R.E  (1955)
trad. Luda

L'ingénieur soviétique Loss accompagné de Goussev, un militaire démobilisé, s'envole pour Mars dans un engin spatial de sa conception.
Arrivés sur Mars, ils y découvrent une civilisation millénaire, fondée par les rescapés de l'Atlantide où le luxe féodal de la caste des gouvernants est le fruit du travail de mornes foules d'ouvriers...

Intérieur de la Jaquette:
Le grand écrivain russe A.-N. Tolstoï (1882-1945) reste pour la majorité des lecteurs français l'auteur de la trilogie "Le Chemin des Tourments" et de "Pierre 1er" le plus captivant des romans historiques. Mais en dehors de ces grandes oeuvres devenues classiques, A.Tolstoï a écrit plusieurs contes et romans qui ont pour sujet la fiction scientifique. Ancien élève de polytechnique, chez lui la fiction est toujours vraisemblable et sonne juste. Ses héros sont tout aussi vrais. Dans les aventures les plus extraordinaires (et il y en a !), ils restent des hommes réels, avec leurs faiblesses, leur drôlerie, leur courage purement humain.
"Aélita ou le Déclin de Mars" a été écrit en 1922. Depuis, la science a marché. Mais l'aventure des "premiers voyageurs interplanétaires" demeure strictement actuelle... et passionnante. 

Extrait (p.73-77)
LA BOULE DE BRUME
Pendant le repas du matin, Goussev dit
- Ça ne colle pas comme ça, Mistislav Serguéiévitch. On a fait un chemin de tous les diables et maintenant il faut croupir dans ce bled ! Si c'était pour prendre des bains, ça ne valait pas la peine de partir. Ils ne nous ont pas laissé entrer dans la ville - vous avez vu le barbu, comment il s'est renfrogné ? Méfiezvous de lui, croyez-moi. En attendant, ils nous donnent à manger, à boire, et puis après ?
- Ne vous pressez pas, Alexei Ivanovitch, répondit Loss en jetant des coups d'oeil sur les fleurs azurées à la senteur douce-amère. On vivra ici un peu, on se familiarisera, ils verront que nous ne sommes pas dangereux et ils finiront bien par nous laisser pénétrer dans la ville aussi.
- Je ne sais pas quelle est votre idée, Mistislav Serguéiévitch, mais moi je ne suis pas venu ici pour prendre du repos à la campagne.
Loss hocha la tête, toucha les pétales azurés des grosses fleurs translucides comme de la cire. Pensivement il dit:
- Il ne m'est pas venu à l'esprit pourquoi je m'en allais sur Mars. Je suis parti pour arriver. Il fut un temps où les conquistadors armaient des navires et partaient chercher des terres nouvelles. Une rive inconnue surgissait de la mer, le navire pénétrait dans l'estuaire du fleuve, le capitaine soulevait son chapeau à larges bords et donnait son nom à la terre nouvelle. Après quoi il pillait la côte. Peut-être ne suffit-il pas d'accoster, il faut encore charger de trésors son navire. Nous avons à apprendre un monde nouveau - quel trésor inestimable ! La sagesse, la sagesse, voici ce que nous devons emporter sur notre navire, Alexei Ivanovitch.
On gratta à la porte. S'accroupissant légèrement par crainte et par respect, le majordome apparut, invita par signes à le suivre. Loss se leva précipitamment, passa la paume sur ses cheveux blancs. Goussev frisa sa moustache d'un air décidé. Les invités se mirent en marche, à travers couloirs et escaliers, vers l'aile éloignée de la maison.

Le majordome frappa à une porte basse. On entendit une voix précipitée, enfantine. Loss et Goussev entrèrent dans une longue pièce blanche. Les rayons de lumière où des poussières dansaient, tombaient des fenêtres du plafond sur le plancher de mosaïque où se reflétaient les rangées régulières de livres, les statues de bronze entre les armoires plates, les guéridons à pieds pointus, les miroirs brumeux des écrans.
Non loin de la porte se tenait une jeune femme aux cheveux cendrés, vêtue d'une robe noire fermée jusqu'au cou, jusqu'aux poignets. Au-dessus de ses cheveux relevés, les poussières dansaient dans un rayon lumineux tombant sur les ors des reliures. C'était celle que, hier près du lac, le Martien avait appelée Aélita.
Loss s'inclina bas devant elle. Aélita, sans bouger, le regardait de ses immenses prunelles couleur de cendre. Son visage allongé, d'un blanc bleuâtre, tremblait un peu. Le nez un peu retroussé, la bouche allongée, avaient la tendre douceur de l'enfance. Sous les plis noirs et souples, sa poitrine se soulevait, comme après une montée difficile.
- Ellio outara guéo, dit-elle d'une voix douce, légère comme une musique, presque en un murmure, et elle inclina la tête si bas que l'on vit sa nuque.
En réponse, Loss, les doigts crispés à craquer, prononça, sans savoir pourquoi, trop solennellement
- Les venus de la Terre te saluent, Aélita.
Il dit et rougit. Goussev dit avec dignité
- Heureux de vous connaître. Goussev Alexei Ivanovitch ; l'ingénieur Loss Mistislav Serguéiévitch. On est venu vous remercier de votre hospitalité.
En entendant les voix humaines, Aélita releva la tête, son visage se fit plus calme, les prunelles rétrécirent. Elle tendit la main en silence, la tourna, la paume étroite vers le haut et la laissa ainsi. Au bout de quelque temps, Loss et Goussev eurent l'impression qu'une boule vert pâle apparaissait sur sa paume. Ensuite, Aélita retourna la main, s'en alla le long des rayons au fond de la bibliothèque. Les invités la suivirent.
A présent, Loss voyait qu'Aélita lui arrivait à l'épaule, était fragile et légère comme ces fleurs à l'amer parfum qu'elle avait envoyées le matin. Le bord large de sa jupe volait sur le miroir de la mosaïque. En se retournant, elle souriait, mais ses ses yeux restaient émus, inquiets.
Elle désigna un large banc placé dans l'élargissement semi-circulaire de la pièce. Loss et Goussev s'installèrent. Aélita prit place en face d'eux à une petite table de lecture, posa les coudes dessus et se mit à regarder ses invités avec douceur et attention.
Ils se turent ainsi pendant quelque temps. Peu à peu Loss commença à éprouver une grande paix, une grande douceur à rester ainsi, à contempler cette jeune fille étrange, merveilleuse. Goussev soupira, dit à mi-voix
- Elle est bien, cette jeune fille, très agréable.
Alors, Aélita se mit à parler. Sa voix était douce, comme si on effleurait un instrument de musique. Phrase après phrase, elle répétait des mots, remuant à peine les lèvres. Ses cils cendrés s'abaissaient, puis se relevaient lentement.
Elle étendit de nouveau la main, la paume en haut. Presque aussitôt Loss et Goussev virent dans le creux de sa paume la boule de brume verdâtre, grosse comme une pomme. A l'intérieur de la sphère, tout bougeait, s'irisait en ondes d'opale.
A présent, les deux invités et Aélita regardaient fixement cette pomme de brume opalescente. Subitement, les ondes qui couraient à l'intérieur cessèrent leur mouvement, laissant apparaître des taches brunes. Loss regarda mieux et s'exclama - sur sa paume, Aélita tenait le globe terrestre.
- Taltzetl, dit-elle en le montrant du doigt.
La boule se mit à tourner lentement. Le contour de l'Amérique glissa, puis la rive Pacifique de l'Asie. Goussev ému, s'agita
- Ça c'est nous, nous les Russes ! dit-il en piquant la Sibérie de son ongle.
La chaîne de l'Oural passa en ombre sinueuse, le filet du Volga. On vit apparaître les rives de la mer Blanche.
- Ici, dit Loss, et il montra le golfe de Finlande.
Aélita leva sur lui les yeux étonnés. La boule cessa de tourner. Loss se concentra, et dans sa mémoire surgit un fragment de carte géographique. Aussitôt, commeune empreinte exacte de son imagination, sur la boule de brume apparut une tache noire, avec les fils des voies de chemins de fer rayonnant autour, une inscription sur fond verdâtre : « Léningrad ».
Aélita regarda attentivement, et voilà là boule - maintenant elle transparaissait, lumineuse, entre ses doigts. Elle secoua la tête en regardant Loss.
- Oéo ho souà, dit-elle, et il comprit : « Concentrez-vous, et souvenez-vous. »
Alors, il se mit à se rappeler les contours de Leningrad - les quais de granit, les eaux froides, bleues de la Néva, une barque dansant sur les vagues, les arches longues, comme suspendues dans le brouillard d'un pont, les fumées épaisses des usines, les fumées et les nuages d'un couchant brumeux, la rue mouillée, l'enseigne d'une mercerie, au coin...
Le menton appuyé sur la main, Aélita regardait la sphère de brume. Les souvenirs de Loss y passaient, tantôt nets, tantôt comme effacés. Une grande coupole terne apparut, mais déjà surgissait à sa place un escalier de granit au bord de l'eau, un banc semi-circulaire, une jeune fille tristement assise. Son visage trembla, disparut. Deux sphinx de granit couronnés se dressaient au-dessus d'elle. Des colonnes de chiffres glissèrent, les lignes d'une épure, une forge flamboyante, le visage morose de Hohlov soufflant les charbons.
Longtemps, Aélita regarda la vie étrange qui passait devant elle dans les ondes brumeuses de la boule. Mais voici que les images se brouillaient, d'autres images, tout à fait différentes, venaient s'y mêler avec obstination. Des images de guerre... Goussev soupira bruyamment. Aélita se tourna vers lui, alarmée et aussitôt retourna là main. La boule disparut.
Aélita resta quelques minutes immobile, la main cachant les yeux. Elle se leva, prit sur le rayon un cylindre, en sortit un rouleau d'ivoire, le mit dans la table de lecture équipée d'un écran. Puis elle tira un cordon - les fenêtres en haut de là bibliothèque se voilèrent de rideaux bleus. Elle approcha la table du banc et tourna un commutateur.
Le miroir de l'écran s'illumina. De haut en bas se mirent à glisser des images de Martiens, d'animaux, de maisons, des arbres, des objets.
Aélita disait le nom de chaque image. Lorsque les figures bougeaient et se réunissaient, elle nommait le verbe. Parfois, les images étaient remplacées par des signes colorés, comme dans le livre chantant et on entendait une phrase musicale ténue, à peine perceptible
- Aélita nommait la notion, l'idée.
Elle parlait à voix basse. Sur l'écran, glissaient sans hâte les images de cet étrange alphabet. Dans le silence, dans la pénombre bleue de la bibliothèque, les yeux cendrés regardaient Loss, là voix d'Aélita pénétrait sa conscience en un charme doux et puissant. La tête tournait.
Loss sentait : son cerveau devenait plus lucide, comme si un voile de brume se levait. Des mots nouveaux, des notions neuves s'imprimaient dans la mémoire. Cela dura longtemps. Aélita passa la main sur son front, soupira, éteignit l'écran. Loss et Goussev restaient assis, comme dans un brouillard.
- Allez et couchez-vous, dormez, dit Aélita à ses invités en cette langue dont les sons paraissaient encore étranges, mais dont le sens se faisait jour au fond de la conscience.


Aelita a fait l'objet de deux traductions françaises, dont aucune n'est parfaite. D'abord celle de Vera Gopner, aux Editions en Langues Etrangères de Moscou (sans date, mais dans les années 1950).
Plutôt exacte au niveau du vocabulaire, elle est par contre très sèche et peu agréable à lire.
L'autre est celle de Luda, publiée en 1955 (sensiblement à la même époque donc), sous le titre Le Déclin de Mars aux éditions L.I.R.E. 
Plus agréable à lire, elle n'en est pas moins, parfois, une belle infidèle. Et tant qu'à faire il vaut mieux préférer l'édition de Moscou.
Russkaya Fantastika

Une réédition de la premiére chez L'Age d'Homme coll.Archipel Slave, en novembre 2009.
I
SBN : 978-2-8251-3983-7
EAN: 9782825139837
 


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