L'Arrivée Dans un lointain passé, on avait toujours
soutenu que la Terre était plate ; en plein coeur du XXe siècle,
à l'âge de bronze de l'astronautique, on affirmait qu'il n'y avait
pas de vie sur Mars. Et pourtant, à l'aube du XXIe siècle, cette
affirmation fut réduite en poussière. Une authentique fusée en provenance
de Mars avait été repérée par tous les radars, elle approchait de
la Terre, elle se posa en douceur quelque part en Europe en banlieue
d'une grande ville. Ejectant au milieu d'une foule de badauds une
douzaine d'habitants de Mars, indiscutablement humains, fort peu
impressionnants, encore moins singuliers, ressemblant de très près
à de joviaux représentants de commerce, loquaces, affables et tout
à fait décontractés. - Vous venez de loin ? demandèrent les Terriens
pour être polis et savoir à qui ils avaient affaire. - Nous venons
de très loin d'ici. D'une planète habitée appelée la Terre. Nous
sommes des Terriens. - Des Terriens, de la Terre ! Mais où croyez-vous
être ? - Nous sommes arrivés sur Mars, répondirent-ils avec la
même simplicité.
Un Beau
Dimanche de Printemps (1954)
Haute était l'herbe, si chaud le sable. La petite
fille venait d'atteindre le sommet de la colline. Elle s'était arrêtée,
essoufflée. Un instant, elle se demanda ce qu'elle allait faire.
Mais elle aperçut sa pelle et, les mains en avant, elle se laissa
tomber dans le sable. Elle se mit à creuser ensuite. Un trou
étroit, profond. Soudain sa pelle heurta quelque chose de dur.
La petite fille sentit le choc lui traverser le bras. Elle eut un
mouvement d'impatience et sa pelle gratta le fond du trou. En vain.
Impossible d'aller plus loin. Alors la petite fille s'allongea
sur le ventre. Plongeant entièrement son bras dans le trou, elle
essaya d'arracher l'objet que la pelle avait heurté... Tant de
questions contradictoires ! Car on en avait beaucoup parlé autrefois.
Au XXe siècle, particulièrement. Mais tout cela paraissait
si lointain déjà. Un peu ridicule, en plus. Comme ces récits d'épouvante
où les monstres concurrençaient les cataclysmes imprévisibles en
jaillissant, narquois et déformés, d'une improbable quatrième dimension. En
réalité, tout s'était passé si simplement. Une réalité qui pouvait
paraître décevante quand on pensait à tout ce qui avait été imaginé. Oui,
Mars était bien, comme certains l'avaient prévu, une planète habitée. Et
habitable. O combien ! Un monde ? Un vaste site plutôt. Où tout
respirait le calme et l'harmonie, la nature morte et la création,
avec ce rouge agressif qui avait fait la fortune des agences de
voyages comme le pouvoir de choc de toutes les affiches de tourisme... Quant
aux Martiens... Ils existaient, certes. Ils avaient existé du
moins. On avait en effet trouvé sur Mars une race d'êtres normalement
constitués, humains de toute façon, en tous points nos semblables,
non dénués d'une certaine intelligence, mais apathiques et indolents,
ataviquement mélancoliques, incapables de se défendre ou d'attaquer. Leur
civilisation se limitait à fort peu de chose et chanter d'une voix
plaintive des hymnes semblait être leur unique raison de vivre. Sans
combat et sans motifs plausibles - ou peut-être parce qu'on ne pouvait
jamais savoir - on les avait presque tous exterminés dès les premières
heures. Les survivants, on les avait envoyés sur terre, dans des
entreprises où ils ne servirent jamais à rien et moururent rapidement,
accablés par une quantité de soucis dont ils ne saisirent jamais
le sens précis. Et Mars était donc devenue une colonie exclusivement
réservée aux Terriens, exploitée par des Terriens qui agissaient
en Terriens pour le seul bien des Terriens. Un monde plein de
charme et d'agrément.
Les Taber, comme presque tous les ménages sans
grands moyens, avaient pris l'habitude de passer leurs vacances
sur Mars. Pour une somme très modique, ils avaient acquis un
peu de terrain, une petite villa accrochée au flanc d'une colline.
La vue était admirable, le temps toujours au beau sec, la nourriture
peu coûteuse et saine, les faux frais inexistants. Depuis trois
ans déjà, les Taber revenaient là du mois de mai au mois de juillet.
Avec leurs couverts et leur linge, leur chat et leur petite fille
qui, ce matin-là, jouait dans le carré de sable du jardin. Elle
avait creusé ce trou, elle voulut arracher l'objet que sa pelle
avait heurté. Mais en vain. Elle renonça très vite. De toute
façon ce jeu ne lui disait plus rien. Après avoir jeté sa pelle,
elle se mit à tamiser ce sable fluide qui avait fait l'admiration
de tous les estivants. Alors, silencieux, transparent, un peu
plus loin, derrière la petite fille, un tube sortit lentement du
sol, pivota, oscilla, parut hésiter quelques secondes, puis, toujours
très lent, rentra sous le sol. Quand la petite fille revint le
lendemain à cet endroit, elle ne vit pas que toute trace du trou
avait disparu. Elle avait retrouvé sa pelle et, sans penser au premier
trou, elle se mit à en creuser un autre.
Haute était l'herbe, si chaud le sable. Et
si merveilleusement ensoleillées les vacances dans l'impensable
banalité d'un monde devenu officiellement le jardin public d'une
toute-puissante planète appelée la Terre. Le jardin public? Mais
oui. Qui aurait pu en douter? Et comment ? Il aurait pourtant
suffi d'une pelle, d'un trou dans le sable, d'une main prête à creuser...
Alors, seulement, en creusant, avec d'autres pelles, d'autres mains,
des bennes géantes et des milliers de crocs acérés... Mais si
calme était encore, par ce dimanche de printemps, le monde qui,
fatalement un jour, demain peut-être ou l'an prochain, s'écroulerait
dans l'explosion d'une triomphale surprise... Car personne ne
l'aurait soupçonné, mais la vie sur Mars était intacte. Agressive
et présente, aux aguets des moindres détails, mais enfouie secrète
dans le glacial labyrinthe que dissimulait le piège d'un décor
exotique. Un piège, oui. Que personne n'avait agencé, auquel personne
ne pourrait échapper. Et les Martiens vivaient toujours, invisibles,
inconnus, inexprimablement différents de nous, préparant leur coup,
patients, rancuniers, jugeant qu'ils avaient tout leur temps. Ce
que les hommes avaient pris autrefois pour des Martiens, ce n'était
en réalité que les troupeaux nomades de ce qu'on appelait sur Mars
des animaux parasites.
Petit Précis d'Histoire
du Futur 1966 Partant de l'Amérique du Sud, une
fusée est envoyée vers Mars. Elle arrive à destination. Des milliers
de survivants émigrent vers cette planète. Des centaines de « convois
» partent tous les jours. Les habitants de New York seuls se désintéressent
de cette ruée. Ils prient. Ils chantent. Ils croient. Découverte
d'un monde nouveau mais décevant. Il est essentiellement bureaucratique,
douillet, assoupi, tatillon et pacifique. La calligraphie est le
centre de toutes les existences. Les Martiens accueillent les
Terriens sans joie et sans haine. Ils espèrent en faire des employés
dociles et consciencieux. Mais les Terriens débarquent des armes
et des armées dès la deuxième semaine. Une semaine plus tard, il
n'y a plus de race martienne. Et la planète Mars est appelée la
Terre.
1967 On organise la vie nouvelle. On rase l'ancien décor pour
le remplacer par du béton et du verre. Le Congrès suprême fonde
un seul Etat divisé en cinquante villes. Au recensement, il s'avère
que quatre millions de Terriens à peine ont survécu aux événements
de 1965-66. Pour remplacer les animaux domestiques - en effet,
aucune vie animale sur Mars - on fabrique sur mesure de petits hommes-chiens
à poil long dont les facultés sont réduites au minimum. Et la vie,
à quelques détails près, recommence, monocorde.
1968 L'homme se retrouve en face de certains problèmes imprévus
: la vie sur Mars ne dépasse pas dix ans. Le vent vert de l'automne
est plus meurtrier que la peste. La pesanteur varie d'un extrême
à l'autre, selon les jours. Un fait plus grave sème la consternation
: tous les enfants naissent mort-nés. A moins d'un nouvel exode,
la race des rescapés doit s'éteindre d'ici dix ans.
1969 Toute fuite s'avère impossible. Un autre imprévu s'est
abattu : tout ce qui est métal, depuis le fer jusqu'au platine,
émet des radiations qui tuent après quelques semaines. Villes et
laboratoires sont mis en pièces. Tout est refait sur d'autres bases.
Une civilisation se désagrège et se recompose sans aucune chance
d'issue.
1970 Tout espoir, en effet, est perdu. Dans ce monde où tout
est bois et pierre, tissu ou papier, comment lutter contre l'inévitable
?
1971 Le découragement devient de l'angoisse : plus que sept
ans et tout sera dit.
1972 L'angoisse atteint des proportions inquiétantes.
1973 Tout s'arrange. Les proportions se réduisent à zéro une
pluie de feu et de fer a dévasté la planète. Il n'y a pas de survivants.
C'en est fait de ce monde.
© Jacques Sternberg (tous droits réservés)
Vos passeports, messieurs Les premiers
hommes à atteindre Mars sont refoulés par des douaniers martiens:
ils n'ont pas de passeports! (in "Entre deux mondes incertains"
(1957) Présence du Futur n°21
)
|
in
"188 contes à regler" (1988) Denoel, Présence
du Futur n°474 (ill.Topor) - ISBN 2.207.30474.4 En 188 contes et 349 pages, Jacques Sterberg nous
parle du monde, des humains, des objets, du temps, de l'espace, des fusées, des
planètes... et de Dieu. « Le tout sur le seul mode qui trouve grâce à ses yeux :
l'absurde, l'humour noir, le sarcasme glacé »
Les Martiens in "Contes
glacés" (recueil) Marabout, 1974
LA PERSEVERANCE MENE A BOUT
DE TOUT
Depuis le XXe siècle bien de l'eau avait coulé
sous les ponts, certains ponts avaient même coulé sous l'eau et
bien plus de kilomètres encore avaient été engloutis par les tableaux
de bord des fusées interplanétaires. Car on avait réussi à décoller
de la terre. Enfin. Après bien des péripéties hasardeuses qui appartenaient
déjà à un passé aussi désuet que celui qui contenait les balbutiements
du gramophone ou les bonds risibles du premier avion. Tout cela
était depuis longtemps oublié. La conquête de l'espace pouvait
se résumer en quatre périodes. D'abord, il y avait eu l'Ere de l'Etonnement,
la plus passionnante de toutes. On s'émerveilla d'atteindre la Lune,
on s'émerveilla même de n'y trouver aucun centre d'intérêt ; puis
on s'exalta à l'idée d'atteindre d'autres mondes, d'autres systèmes
solaires, d'autres galaxies et on s'étonna en fin de compte de ne
plus ressentir aucun étonnement. Vint alors l'Ere de l'Exploitation.
On se mit à creuser les mondes découverts, à ,les dépouiller de
tout ce qui pouvait servir, à les passer au crible, bref à les réduire
en morceaux pour satisfaire l'insatiable besoin de lucre qu'entretenait
l'humanité. Suivit, comme il fallait s'y attendre, l'Ere du Profit.
On déversa sur le marché commercial une multitude de planètes comme
s'il s'agissait de simples lopins de terre. D'abord très élevés,
les prix baissèrent progressivement d'année en année. Toutes es
firmes de première grandeur se firent un devoir d'acquérir des mondes
qui devenaient soit des succursales, soit des mines de matières
premières. La Metro Goldwyn Mayer se paya un astéroïde dont le paysage
ressemblait à ceux dont on avait besoin pour tourner des western
ou des films bibliques. Persil s'offrit un monde dont les montagnes
blanches recelaient une substance pailletée que l'on pouvait à la
rigueur présenter comme une poudre à lessiver. Le Vatican se désigna
un royaume des élus, prétendant que la planète Alleluia était plus
proche de Dieu que la Terre. Hachette défricha un monde entièrement
boisé qui, réduit en rondelles, puis en pâte, contribua à faire
de la littérature l'art de l'élite. Et les Abattoirs de Chicago
trouvèrent avec joie une planète perdue dont la glaise avait par
quelque miracle chimique le goût du pâté de porc. Bref chaque
monde trouva son acquéreur, sa raison d'être annexé, pillé et engraissé.
Même ceux qui étaient déserts de sable servaient à créer sur Terre
des plages artificielles et ceux qui étaient des terrains vagues
furent vendus comme poubelles galactiques. Rien ne se perdait dans
la nature, on le savait, surtout quand l'homme y mettait le nez. Rien,
mais chaque règle avait son exception et cette exception en particulier
avait de quoi étonner : personne n'avait jamais songé à revendiquer
la planète dont on avait le plus parlé, celle que l'on avait atteint
le plus facilement. Mars. C'était ainsi. Personne n'avait même jamais
eu l'idée d'annexer la planète Mars dans le réseau des planètes
à vendre, à céder ou à louer. Mars était en effet un monde assez
particulier, unique en son genre, il faut dire. Un monde qui pouvait
être désigné comme le triomphe de l'absolu. La planète tout entière
se limitait à une définition unique, sans variation, et la décrire
n'exigeait que deux mots : c'était une bille de métal. Pour le navigateur
qui l'abordait, ce monde représentait à perte de vue une surface
de métal mat, argenté, absolument lisse ; un plan droit sans accident
de terrain, sans paysage, sans tache et sans la moindre souillure.
Quant au métal inconnu dont cette planète était faite, aucun chimiste
n'avait jamais réussi à l'analyser car personne n'avait jamais pu
détacher la moindre parcelle de ce métal. Pas un carat, pas un grain
de poussière. La dureté de ce métal avait ébréché les instruments
les plus éprouvés. Pour cette raison sans appel aucune entreprise
n'avait jamais songé à revendiquer Mars. Tels étaient les faits
dont faisaient mention tous les rapports quand une entreprise de
choc, la Société des Métallurgies Réunies, décida d'acquérir ce
monde. Affaire qui fut conclue rapidement et sans difficultés, faute
de vendeurs et d'acheteurs. Mars devint donc une propriété privée
et, pour commencer, la Société fit envoyer par fusée quelques hommes
chargés de poser sur ce monde une pancarte marquée « Défense d'entrer
» et quelques affiches lumineuses qui crachèrent toutes les six
secondes à la Lace de l'infini les syllabes et les activités de
la S.M.R. Puis, le Comité administratif organisa une session
extraordinaire dans le but d'examiner l'avenir. Avenir qui contenait,
on le devinait sans peine, d'éblouissantes perspectives. Cette planète
ne représentait pas seulement un nouveau métal capable de révolutionner
l'industrie, mais également une réserve de métal que l'on pouvait
prétendre inépuisable. En définitive, l'essentiel était de pouvoir
extraire ce métal, le reste ne serait qu'affaire de moyens. La S.M.R.
les avait. - Au travail, déclara donc un des directeurs. Il faut
creuser. - Creuser ? fit remarquer un autre directeur. Ce n'est
pas si simple. Les rapports mentionnent que les pionniers n'arrivèrent
pas à le faire. - Comment s'y sont-ils pris? Avec une pelle? Avec
une aiguille à tricoter ? - Je vous accorde le bénéfice du doute.
Peut-être n'avaient-ils pas l'équipement idéal, mais on dit cependant...-
Nous verrons, dit le directeur qui savait diriger. A S.M.R. rien
d'impossible, nous le savons. Une centaine d'hommes seront envoyés
sur Mars la semaine prochaine avec le matériel nécessaire. Et dans
un mois au plus tard, notre Société fabriquera des rails avec le
métal martien. Ainsi on raisonna, ainsi fut fait. La première
expédition ne coûta qu'une centaine de millions. Chiffre rassurant
: la distance de la Terre à Mars était brève et les prix avaient
fort baissé depuis le XXe siècle. Le prix des fusées particulièrement,
ces engins étant devenus des objets aussi usuels que les frigidaires. Quinze
jours plus tard, par la poste intergalactique, parvint le premier
rapport. Il était concis, presque un télégramme. Voici ce qu'il
disait : « Echec total. Tentons en vain d'entamer le sol de ce monde.
N'avons même pas réussi à rayer le métal. Il fait beau et le soleil
tape dur. Un seul inconvénient : sous ce climat on ne bronze pas,
on devient violet. Envoyez urgence eau minérale. Avons soif. » L'opinion
du comité administratif fut formelle. On se moquait d'eux. -
Des incapables, affirma un des responsables, voilà ce que nous avons
envoyé là bas. Des incapables assoiffés. - Cependant... énonça
quelqu'un. - Il n'y a pas de cependant qui tienne. La S.M.R.
a, me semble-t-il, surmonté d'autres difficultés que celle de découper
un métal. Pendant la dernière guerre nous avons bien réussi à fabriquer
de l'acier avec du caoutchouc. Alors? -- II faut cependant tenir
compte de certaines... - Les mauvaises excuses font les mauvaises
affaires. Il n'y a que deux solutions : ou bien découper ce monde
en tranches après l'avoir amené dans nos usines, ou bien le découper
sur place. Etant donné les dimensions de Mars, nous n'avons pas
le choix. Il faut donc envoyer du matériel de renfort, du matériel
de choc. - Celui que nous avons envoyé... - N'a pas fait l'affaire,
c'est clair. Pourquoi ? Parce que nous avons commis une erreur.
Nous avons cru pouvoir entamer ce métal avec les foreuses que nous
employons dans nos mines. En raisonnant ainsi, nous avons vu trop
grand. Pour commencer il faut creuser un trou. Un simple trou
comme celui que ferait une aiguille. Le reste suivra. Tel doit être
notre but, messieurs : creuser un trou sur Mars, un seul petit trou.
De ce trou naîtra un monde nouveau. Creuser un trou devint donc
le slogan et l'unique préoccupation de tout un groupe d'individus.
Chimistes, physiciens, ouvriers spécialisés, ingénieurs, tous furent
mis à contribution pour mettre au point une foreuse dont la force
d'action serait simplement celle d'une gigantesque aiguille de machine
à coudre. C'est-à-dire un engin utilisant une force de titan sur
une surface extrêmement réduite. Cet engin, on l'inventa sans trop
de difficultés. Cela ne coûta qu'une deuxième tranche de cent millions
et un peu moins pour l'envoyer sur Mars. Mais aussi, messieurs,
quel avenir en perspective, quelle perspective d'avenir ! Quoi
qu'il en fut, cette perspective d'avenir se révéla singulièrement
moins éblouissante quand parvint le deuxième rapport dix jours après
l'envoi des engins qui devaient creuser le premier trou. Cette
fois, le rapport contenait plus de détails. Les diamants des foreuses
éclataient comme des silex contre le métal de la planète. Les autres
métaux n'avaient pas plus d'effet que s'ils avaient été des alliages
de bois et de pâte à modeler. Cela dit, le métal de la planète avait
vraiment fait ses preuves : il n'avait rien perdu de son éclat et
il n'avait pas gagné une égratignure dans cette aventure. Suivaient
quelques nouvelles de moindre importance : il ne faisait plus aussi
chaud. Mais on s'ennuyait. Ce monde sans paysage devenait monotone
après quelques semaines. Et puis, on en avait assez de l'eau minérale.
On demandait du lait pour changer. On en envoya, estimant que
l'on ne pouvait jamais savoir, que l'eau anémiait peut-être les
hommes et que le régime lacté aurait peut-être une influence bénéfique
sur les facultés des responsables. On envoya en même temps une nouvelle
équipe d'ingénieurs particulièrement ingénieux et un catalogue de
nouveaux moyens de creuser ce trou qui était devenu la hantise de
toute une communauté. Une hantise telle que toute activité réelle
avait cessé dans les usines de la S.M.R. et que chaque ouvrier comme
chaque comptable était payé, non plus pour travailler, mais pour
penser au moyen de percer ce trou, à n'importe quel prix, dans les
délais les plus brefs. Tous les jours les suggestions les plus
saugrenues étaient proposées au comité administratif qui vait mis
sur pied un bureau de triage des propositions diverses. La logique
n'avait d'ailleurs plus droit à la parole. Elle avait échoué. Mieux
valait peut-être écouter la voix du hasard et du saugrenu. Et comme
l'apparente absurdité d'une suggestion ne signifiait plus rien,
on rejetait bien rarement une théorie nouvelle, on préférait l'embarquer
avec le matériel nécessaire pour être mise en pratique sur Mars.
En pratique, c'est-à-dire en échec. C'est ainsi qu'on fit l'essai
d'un marteau pilon qui laissait tomber un pieu de cent tonnes d'une
hauteur de cinquante mètres. Mais en vain. Le pieu éclata comme
un fruit pourri et blessa plusieurs ouvriers. Des chalumeaux géants
furent employés sans plus de succès. Puis des seringues injectant
les acides les plus corrosifs, des jeux de haute tension, des dragons
d'acier crachant une chaleur d'enfer. En vain toujours. On fit venir
à grands frais un tank hérissé de dards et de canons capables de
transpercer des blindages comme des cerceaux de papier. Rien n'y
fit. Une bombe atomique achetée d'occasion fut jetée au large de
la base S.M.R. Elle fit quelque vacarme, sans plus ; elle ne souilla
même pas le métal de ce monde. Même échec avec les gigantesques
machines inspirées de celles qui descellaient les pavés, avec les
bulldozers qui pouvaient anéantir des casemates de béton, avec les
énormes masses de fonte qui renversaient les murailles. La chimie
et ses travaux pratiques furent mis à contribution sans plus d'efficacité,
la physique croula dans la déroute, les calculs les plus subtils
dans le ridicule. Aucun diamant, aucun poids, aucune pointe n'arrivèrent
jamais à creuser la moindre brèche sur ce monde.L'homme, celui-là
même qui avait pris les étoiles au lasso, mis l'impossibilité en
boîte et les rêves les plus délirants en tube, l'homme dut se résigner
à accepter de face le fait que sur un certain monde il n'avait pas
réussi à faire ce qu'un enfant de quelques mois pouvait faire sur
terre : creuser un trou.Vint alors le jour D. Cette lettre symbolisant
la défaite acceptée. La S.M.R. renonça. Par un télégramme bordé
de noir elle donna aux hommes exilés sur Mars l'ordre de revenir
en laissant tout le matériel inutile sur cette planète qu'elle abandonnait
à l'espace. Un milliard avait été englouti dans cette aventure.
Autant dire que la société pouvait se préparer à envisager avec
confiance la faillite. Avant de quitter ce monde, un des ouvriers
se prépara un verre de lait bouillant dans lequel il fit fondre
trois morceaux de sucre. Il en but la moitié. Puis, comme il le
trouvait trop chaud et qu'il était temps de partir, il déversa sur
le sol ce qui restait dans le verre. Cela fit d'abord un petit nuage
de fumée.Quand la fumée se dissipa, l'homme constata que le liquide
avait creusé un trou d'au moins trente centimètres de profondeur
dans le sol de Mars.Il éclata de rire, mais ne signala pas le fait
aux autorités responsables, Il en avait assez de ce monde. Il y
faisait trop chaud.
© 1959 Satellite and Jacques Sternberg (tous
droits réservés)
L'auteur :Jacques Sternberg. « Bien que né à Anvers, Sternberg ne
raconte pas sa vie comme une histoire belge. Il l'évoque en quelques chiffres:
30 emplois différents, 39 livres publiés abordant tous les genres, plus de 1000
chroniques parues un peu partout, un film pour Alain Resnais, une pièce créée
par la Comédie-Française, 300 000 km en Solex et 20 000 miles en dériveur. »
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