Revue Europe n°681-682

H.G.Wells et Rosny Aîné

Rosny aîné (1856-1940) et Herbert George Wells (1866-1946). De la Guerre du feu à la Guerre des mondes, deux écrivains multiformes, et considérés à juste titre comme les pères fondateurs de la sciencefiction. Tous deux passionnés par la recherche des origines et des fins, ils ont bâti par leurs récits les multiples versions de ce qui apparaît comme une mythologie. Si Wells, continuateur des grands utopistes, " réaliste du fantastique " selon le mot de Joseph Conrad, adapte la science d sa fantaisie et à ses prophéties socialisantes, Rosny aîné donne libre cours à son imagination foisonnante à partir d'hypothèses scientifiques : " Ce sont les possibles de la science qui me ravissent et sont la patrie de mes chimères ", écrivait-il.
L'ampleur et l'originalité de leurs oeuvres nous ouvrent encore des chemins vertigineux, que ce numéro se propose d'explorer.

ÉTUDES ET RÉFLEXIONS DE :
Roger Bozzetto, Jean-Marie Gouanvic, Daniel Couegnas, Daniel Compère, Eugène Zamiatine, Patrick Parrinder, Jean-Louis Vissière, Gwenhaél Ponnau, Bruno Lecigne, René Polette, André Maraud, Guy Costes.
H.G. Wells: Préface aux romans scientifiques
Rosny aîné: La Grande Énigme 


WELLS ET ROSNY DEVANT L'INCONNU
par ROGER BOZZETTO (p.39)

... Ce n'est pas non plus le monde de la pure fantaisie : ni celui des contes merveilleux, ni celui de l'épopée - où pourtant, comme chez Homère, nous trouvons des monstres, comme Scylla ou le Cyclope - ni celui, chimérique et purement ludique, de Lucien de Samosate dans son Histoire vraie'. Certes, Lucien nous donne des figures de l'autre : ses Luniens suent du lait, mouchent du miel, enfantent par le mollet et forniquent dans le creux du genou. Mais comme il l'indique dans sa préface : ce ne sont pas des spéculations sur une dimension possible de la réalité, ce ne sont que des constructions langagières. Elles ont une fonction ironique sur tout ce qui se voudrait du domaine du savoir, ramené ainsi à une pure fabulation. Comparés au Luniens de Lucien, les Martiens de Wells apparaissent sinon compréhensibles, au moins plausibles, compte tenu de l'état de la science biologique et des extrapolations darwiniennes de l'époque. D'ailleurs Wells, loin de le cacher, exhibe à preuve son savoir : dans le chapitre 1 de la Guerre des mondes il accrédite l'hypothèse qu'il existe bien des Martiens. Il " déduit " ensuite, du fait que Mars est plus ancienne que la Terre, qu'elle doit être habitée par une civilisation plus avancée techniquement que la nôtre. Il explique ensuite la morphologie des Martiens par les lois de l'évolution, comme Rosny dans la Mort de la Terre justifie la présence des ferromagnétaux, le règne qui succède à l'Homme.
Il s'agit donc d'un genre spécifique dont on peut trouver les prémices dans les oeuvres de Cyrano de Bergerac, ou mieux encore dans le Songe de J. Kepler. Il s'y trouve encore le merveilleux à la Lucien (un " daimon " emporte un voyageur sur la Lune) mais la visée conjecturale y est centrale ; les Luniens perçoivent en astronomes coperniciens, et Kepler décrit cette incompréhensible merveille les mouvements des planètes du système solaire. Par son titre complet, cette oeuvre marque d'ailleurs bien la double source de son merveilleux : le Songe renvoie à la fantaisie, le sous-titre - " L'astronomie lunaire " (un astronome sur la Lune) - à l'aspect de spéculation. Quant à ses Luniens, ils tiennent un peu des deux, mais - et Wells s'en souviendra dans les Premiers Hommes dans la Lune - ils vivent dans des grottes, à la fois pour s'abriter du soleil et pour trouver de l'eau.' L'univers du Merveilleux Scientifique renvoie certes à la fantaisie, mais il requiert la présence d'un horizon scientifique - par ailleurs présent dans la culture de cette époque. Wells et Rosny en explorent les virtualités, le peuplent de figures où l'autre, le possible, l'inconnu s'incarnent : ils y rencontrent monstres et merveilles. Mais ce ne sont pas là des figures de la seule gratuité de l'imaginaire.

WELLS ET SES MONSTRES

Wells s'est peu intéressé à la fantaisie féerique, sauf peut-être dans " Mr Skermersdale au pays des fées " et dans " Le bazar magique ".' En revanche son univers est peuplé de monstres, comme si c'était la catégorie du monstrueux qui rendait le mieux compte de son rapport à l'inconnu. Et ce n'est pas une simple coïncidence si l'année 1895 voit paraître Dracula de Bram Stoker et la Machine à explorer le temps, qu'en 1896 est éditée l'Ile du docteur Moreau et, en 1898, la Guerre des mondes. Dans ces ouvrages, l'autre est un monstre, il agresse, il doit être détruit.
Ce n'est pas toujours le cas : " Dans l'abîme " présente une civilisation d'hommes-poissons, prélovecraftiens, mais plus étonnés et adorateurs qu'agressifs devant l'apparition de la boule bathyscaphe où l'explorateur des profondeurs se tapit.' Dans " L'oeuf de cristal ", les Martiens sont plus bizarres qu'agressifs, bien que la mort de l'observateur demeure inexpliquée. On ne dit pas non plus que les astronomes de Mars qui voient la comète perturber la Terre, dans " L'étoile ", s'en réjouissent.'
Mais, de même que la science est rarement présentée sous ces aspects positifs, dans les oeuvres de Wells relevant du Merveilleux Scientifique (pensons à l'Ile du docteur Moreau, au " Nouvel accélérateur "', à l'Homme invisible), les autres (les " aliens ") sont surtout présentés comme des monstres et des dangers. Et l'on peut même soutenir, avec P. Versins, que l'image des vies extra-terrestres, après la Guerre des mondes, deviendra globalement négative. Les autres seront perçus comme des envahisseurs, des colonisateurs, des vampires : rappelons que ces Martiens, n'ayant pas d'estomac, se nourrissent directement du sang de leurs victimes.' Comme les pseudo-hommes créés par le docteur Moreau, qui n'arrivent pas totalement à oublier leur origine animale, les autres portent en eux, ce qui les rend repoussants, horribles, la trace indélébile d'une nonhumanité que leur ressemblance avec des animaux terrestres signale. Il n'y a pas d'humanoïdes chez Wells, comme il pouvait y en avoir chez Lucien, chez Voltaire ou chez Restif. Ou alors ce sont de nos descendants, comme les adolescents de Place aux géants, ou les miniatures humaines que sont les Élois. Et encore, pas toujours 1 Les Morlocks aussi, qui descendent de nous, sont bel et bien semblables à des singes, ou à des araignées humaines, avec des yeux de hiboux, des griffes, et ils sont cannibales !
Martien dessin de Wells lui-mêmeLes plus connus et les plus inquiétants, sont évidemment les Martiens de la Guerre des mondes, décrits à plusieurs occasions, qui refusent même de concevoir qu'une communication puisse avoir heu avec les Terriens (qui sont pourtant bien angéliques avec leur députation derrière le drapeau blanc 1). Comme Dracula, ils ne voient dans les habitants de l'Angleterre qu'un bétail, ou bien des parasites à détruire, comme des fourmis pour des pique-niqueurs. Cette inhumanité se traduit par un physique monstrueux : ils ont des tentacules, des yeux durs, une peau de cuir, un bec cartilagineux. Ni sang, ni intérieur, et pas de coeur.
Ce ne sont que des cerveaux froids et calculateurs, qui planifient leur conquête, forts de leur supériorité technologique : leurs tripodes, leurs machines à main, la maîtrise du rayon ardent, et des gaz de combat. Leur forme physique, la dégénérescence de leur système stomacal, leur avance technique et leur arrogance sont expliquées par référence à des lois. Celles de l'évolution biologique (le darwinisme étant supposé s'appliquer à toutes les planètes) et celles de l'astronomie. Wells en déduit que la civilisation martienne est donc technologiquement supérieure. La technologie comme le darwinisme devenant des données universelles, la justification (ironique) de la colonisation s'impose !
" Nous, les hommes, créatures qui habitons cette terre, nous devons être, pour eux du moins, aussi étrangers et misérables que le sont pour nous les singes et les lémuriens. " (Chapitre 1.)Mais l'analyse critique ne tarde pas
... " Avant de les juger trop sévèrement, il faut nous rappeler quelles entières et barbares destructions furent accomplies par notre propre race... sur les races humaines. Les Tasmaniens, en dépit de leur conformation humaine furent en l'espace de cinquante ans entièrement balayés du monde dans une guerre d'extermination engagée par les immigrants européens... pouvons-nous nous plaindre que les Martiens aient fait la guerre dans le même esprit. " (Chapitre 1.)
Les Martiens de Wells ne sont pas simplement explicables par la biologie ou l'astronomie. Ils le sont aussi par référence à la politique coloniale menée par les Britanniques, comme les Morlocks le sont par l'extrapolation des lois économiques et sociales en vigueur. Et, sans doute, les Martiens, comme les Morlocks ne sont-ils si horribles que parce qu'ils figurent le retour du refoulé colonial et social."

ROSNY ET SES MERVEILLES
Rosny a peint très peu de monstres horribles, sauf une fois, dans la Force mystérieuse, où le chapitre intitulé " La nuit rouge ", dépeint une émeute, et où les prolétaires sont présentés comme des enragés, affolés dans la panique provoquée par " la maladie de la lumière ". Sinon, les gorilles en voie d'humanisation des " Profondeurs de Kyamo ", les Noirs alliés aux éléphants de " Le voyage " et même " Les hommes-sangliers " sont présentés d'une façon plus fascinante qu'horrible.".
Mais surtout Rosny s'est plu à imaginer d'autres races, d'autres règnes, à la fois sur la Terre et sur Mars. Et il le fait en se situant dans une perspective soit symbiotique, comme dans le Voyage de Hareton Ironcastie avec les mimosées et les hommes écailleux, soit dans un ordre de succession comme les hommes et leurs successeurs les ferromagnétaux. Certes, les conflits aussi sont possibles : la lutte entre les Xipéhuz et les hommes finit bien par l'extermination des Xipehuz, mais la tristesse de Bakhoûn, le héros humain, est à la mesure de son dépit devant la tragique impossibilité de coexister. Et, sur Mars, les zoomorphes (pourtant ennemis des Martiens alliés) ne seront pas exterminés : " Il ne me semblait pas désirable qu'un règne relativement jeune et peut-être en marche vers des réalisations grandioses fût anéanti. "12 C'est cela qui explique le geste de Targ, le dernier homme qui, dans la Mort de la Terre", ne se suicide pas mais offre sa mort en se laissant aspirer par les ferromagnétaux. Pour que le sang humain perdure dans la race qui prend le relais de l'évolution, à quoi les hommes, par les transformations qu'ils ont produites dans les métaux ont contribué.
Nous ne sommes plus, comme chez Wells, dans un univers de la concurrence sauvage, de la sélection naturelle et de la survivance du plus apte. Nous sommes dans un univers où une nature généreuse offre sa chance à la vie, quelle qu'en soit la forme. Tantôt à un nouveau règne après la décadence du premier, comme les hommes de la Mort de la Terre, ou les Martiens des Navigateurs de l'infini que l'intervention humaine ne sauvera pas : elle retardera leur fin et la rendra plus douce. Tantôt à deux règnes en même temps, ce qui arrive aux hommes et aux Xipéhuz. La rencontre est parfois conflictuelle, parfois les uns aident les autres comme le héros des " Profondeurs de Kyamo ". Parfois, à travers le temps, des êtres semblables se rencontrent, comme l'explorateur et les hommes préhistoriques du " Trésor dans la neige "". Parfois c'est à travers l'espace comme les Terriens et les Martiens, parfois dans le même espace comme les Éthéraux et les Terriens sur Mars, comme les Noirs et les éléphants - qui commandent - dans " Le voyage ". Parfois les mondes se côtoient et ne s'interpénètrent pas, ou très rarement, comme dans " Le monde des Variants "". On est loin de la loi universelle de concurrence, et de la seule dimension technologique pour définir une civilisation.
Un résultat en est, du point de vue littéraire, que Wells écrit des récits extrêmement percutants, sur une ligne solide, donnant à voir dans le cadre d'un " reportage ", des scènes palpitantes. Rosny, lui, se permet des descriptions qui peuvent constituer des digressions, mais qui tendent à représenter " l'autre " comme une pure " merveille ". Il nous fait rêver devant les Éthéraux " qui réalisent concrètement, dans la perfection, les plus subtils théorèmes " ; devant des animaux martiens " de la taille d'un chat, bleu et or, avec une gueule en tirebouchon et des pattes en hélice " ; ou " une immense forme ocreuse, avec des zones oranges... à la fois une triple pieuvre, un champignon démesuré, une punaise-léviathan faite de trois punaises, chacune aussi étendue qu'un brontosaure "" ou encore, " de la taille d'un rhino, une tête pyramidale tronquée, des yeux de poulpe disséminés sur une face géante, avec un pelage de soie bleue "16, à moins qu'on ne se prenne à imaginer cet animal " avec un corps parabolique, cinq pattes spatulées qui lui servent à la fois à ramper et à courir ""'. Sans parler de la beauté des yeux des martiennes tripèdes, de la sérénité des Éthéraux, et de l'indescriptible fascination exercée par les villes martiennes. Mondes neufs, natifs et beaux, bien que le narrateur se demande si " la beauté [n'est] pas une fable humaine " et si un tel monde doit être livré à des colons.
Rosny utilise les possibilités offertes par la science pour nous faire sentir le mystère de la présence de la vie dans l'Univers, pour nous faire méditer avec sympathie sur la multiplicité et la richesse de ce qui est, ou de ce qui pourrait être. On trouve chez lui plus de lyrisme et de préoccupations esthétiques liés à une philosophie de l'harmonie universelle, que de critiques et de volonté d'avertissement, comme c'est le cas chez Wells. Cela tient-il à ce que l'un se situe nettement dans la mouvance darwinienne et l'autre dans le " panthéisme " lamarkien, anticipant les vues modernes sur les écosystèmes et leurs nécessaires interrelations ? C'est sans doute un aspect qui joue, mais de quoi exactement rend-il compte ?
On pourrait, aussi, soutenir que nos deux auteurs se trouvent à la fois devant les merveilles de la science, et devant la supériorité technologique qu'elle procure aux Européens. Ceux-ci en profitent pour " coloniser " le reste du monde. Ils rencontrent des mondes, des cultures, des pensées différentes. L'Angleterre, dont on a dit qu'elle était une mauvaise colonisatrice, impose son ordre, sans états d'âme. L'anticolonialiste qu'est Wells (on sait qu'il s'opposa sur ce point au " chantre de l'Empire " qu'était Kipling) laisse affleurer dans ses fictions de Merveilleux Scientifique une angoisse qui se traduit par des peintures horribles de l'" alien ".
Rosny, comme toute la société française de son temps, vit l'idéologie de la colonisation comme " mission civilisatrice " - avec des bavures, comme on le voit dans les Xipéhuz." Il est donc en général fasciné par l'exotisme, la différence, la richesse des pensées diverses, comme les peintres modernes de son temps par les arts africains et océaniens. Son rapport à l'autre en est émouvant de bonne conscience : c'est peut-être cela que son lyrisme traduit.

Peut-on aller plus loin dans la tentative d'explication ? Avec le Merveilleux Scientifique, plus encore qu'avec des textes " mimétiques réalistes ", et dans la mesure où la référence est moins solidement installée dans l'esprit du lecteur, on a tendance à privilégier une interprétation du côté de l'idéologique. Le texte devenant le simple écran où se projetteraient les fantasmes sociaux. Mais, et les citations le montrent, il existe aussi une lecture jouissive de ces textes-mondes ne boudons pas notre plaisir.

© Roger BOZZETTO

1. Ce genre a été pour la première fois défini par Maurice Renard. en 1909. Wells parle plutôt de " scientific romances ".
2. Interview de Jules Verne cité in Critical Heritage, p. 101.
3. Wells a aussi écrit des utopies, mais plus tard. Dans la Machine à remonter Le temps, il marque bien la différence entre son récit et une utopie (chapitre 8).
4. Réédition in Folio, n° 415. Voir aussi R. Bozzetto : " Lucien, précurseur de modernité ", in Change, n° 40, 1982.
5. Wells a lu Kepler. Voir l'épigraphe de la Guerre des mondes. Le Songe. Vient d'être traduit en français et présenté par Michèle Ducos. Presse de l'université de Nancy 1984.
6. In Douze histoires et un rire, Mercure de France, 1909.
7. In les Pirates de la mer, Mercure de France, 1902. 8. In le Pays des aveugles, réel. Folio n° 1561.
9. P. Versins, Encyclopédie des utopies, etc. Lausanne 1972.
10. Freud, " L'inquiétante étrangeté ", In Essais de psychanalyse appliquée, P: B. Payot. Notons que, parallèlement, l'invasion de la Chine par les Européens permet de fantasmer sur " le péril jaune ". Beau retournement idéologique !
11. Rosny : Récits de science-fiction, Marabout, n° 523.
12. Rosny : les Navigateurs de l'infini (suivi de les Astronautes), Le rayon fantastique, Gallimard/Hachette, 1962. Ici page 228. 13. Note 12, page 194. 14. Note 12, page 250. 13. Note 12, page 131. 16. Note 12, page 146. 17. Note 12, page 147. 18. Note 12, page 143.


ROSNY AÎNÉ, POÈTE DE L'INFINI ? par RENÉ POLETTE

Les Navigateurs de l'infini ne s'articule pas uniquement comme une suite événementielle palpitante racontée au lecteur. Ce dernier participe effectivement à l'aventure intellectuelle des personnages humains auxquels il s'identifie, devant l'inconnu. Arrêtons-nous, par exemple, à là rencontre avec les Éthéraux.
" De quelque côté qu'on se tournât, on apercevait des réseaux de phosphorescences. (...) Ces réseaux formaient des colonnes lumineuses - horizontales, verticales, obliques - souvent entrecroisées et dont les teintes n'allaient pas en deçà du jaune et montaient jusqu'à l'extrême violet. Des formations lumineuses y circulaient, de nuances variables, faites de filaments singulièrement entrelacés. (...) Après quelques temps, nous nous convainquîmes que les formations circulaient avec une grande liberté d'allure, accélérant, ralentissant leur marche, s'arrêtant en revenant en arrière. (...) - Est-ce que cela vit ? grommela Jean.
- Doutons-en - répondit Antoine... mais c'est probable ! (...) - Oui, ça ressemble farouchement à de la vie, reprit Jean. Pourtant je n'ose croire...
- Inutile de croire - Bornons-nous à faire la part du réel et du possible... Ça peut être de la vie
- Alors quelle énigme !...
- Vie éthérique, vie nébulaire 1 "
Cette création des éthéraux par Rosny aîné lui permet de formuler deux hypothèses. Selon la première, il pourrait exister une forme de vie extraterrestre non-humanoïde et n'obéissant pas aux lois biologiques connues. On sait qu'à de rares exceptions, les romanciers du Merveilleux Scientifique français au 19` siècle et même au début de celui-ci, donnèrent le plus souvent une apparence quasi humaine à leurs créatures pensantes, tel Robida dans ses Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandole (1879), et Arnould Galopin avec le Docteur Oméga, aventures de trois Français dans la planète Mars (1906), ou bien encore dans les nouvelles d'anticipation parues au Journal des voyages.
Si Wells donne bien à ses Lunaires le vague aspect d'énormes fourmis ou aux Martiens celui d'êtres tentaculaires : ils n'en demeurent pas moins nantis d'yeux et d'organes préhensibles, qui sont surtout des caractères anthropomorphiques. Rosny, par contre, crée dès 1887 les Xipéhuz, habitants de la Terre, mais de corps métallique et de forme variable.
Cette idée d'un métal vivant se retrouvera chez René Thévenin dans le Collier de l'idole de fer (1924) et plus tard chez Francis Carsac avec les misliks ferro-magnétaux de Ceux de nulle part (1954). Rosny aîné crée aussi les Zoomorphes dans les Navigateurs de l'infini. Ce sont des créatures plates et peu épaisses qui se revitalisent energétiquement par osmose à partir du sol ou de leurs congénères. Nous sommes proches, ici, de la notion de matière minérale vivante, reprise par Léon Groc avec les Séléniens minéraux radio-actifs de la Révolte des pierres (1930) et les Rocs noirs, pierres vivantes de l'Univers vagabond (1950).
Jean de la Hire aussi imagina des êtres éthérés, saturniens, à l'apparence de colonnes lumineuses, dans la Roue fulgurante (1908). Mais ils restent inaccessibles aux humains alors qu'il n'en sera pas de même pour les Éthéraux de Rosny.
Celui-ci aborde, avec ces créatures, le problème fondamental : la difficulté de communication entre des êtres que séparent d'abord les dissemblances morphologiques, mais surtout un fonctionnement de l'intelligence selon des normes différentes.
Car, de même que l'humain n'accorde pas toujours une attention bienveillante aux insectes, pourquoi l'intelligence extraterrestre supérieure nous porterait-elle de l'intérêt si ses préoccupations n'ont aucun rapport avec les nôtres 1 Déjà, Maurice Renard en 1912 se penchait sur la question dans le Péril bleu. Des extraterrestres aux différences inimaginables pour l'humain nous pêchaient à travers l'atmosphère et nous ne pouvions entrer, avec eux, en relation intellectuelle suivie. De même Albert Bailly dans l Ether Alpha nous montre des sélénites formés d'énergie pure qui jugent dangereux l'homme dont ils ne comprennent pas les motivations.
Il existe cependant une possibilité de solution. Et avec elle apparaît la seconde hypothèse énoncée par Rosny aîné, celle d'un relais servant de moyen de contact commun aux deux intelligences, en dehors de leur conditionnement différent.
Ainsi, après de multiples essais infructueux, les astronautes des Navigateurs de l'infini réussissent-ils à envoyer aux Éthéraux des signaux morse sous forme rayonnante et à une vitesse telle qu'elle est enfin perçue par eux. Leur réponse, sous forme lumineuse, impressionne, à travers des " ralentisseurs ", une plaque témoin, enduite d'une matière fluorescente. C'est ainsi que progressivement s'établit un dialogue:
" Et d'abord, ils apprirent notre langue : la moindre indication, au bout de quelque temps leur suffisait : la moindre analogie leur suggérait des généralisations fécondes. Grâce à eux nos procédés reçurent des perfectionnements prodigieux : les dispositifs d'accélération et de ralentissement exigeaient de moins en moins d'intermédiaires : les Éthéraux ne tardèrent pas à mieux vouloir nous comprendre et nous répondre à notre manière. Tout devint relativement facile lorsque, sur leurs indications, nous eûmes installé un poste radiant de fréquence suffisante. Les rayonnements dérivés de nos voix se communiquaient directement à eux. Le jour arriva enfin où nous les entendîmes. "
Nous voilà donc plongés dans un merveilleux nouveau, qui ne se fonde plus seulement sur l'imagination d'une technologie future, apanage des successeurs de Jules Verne, mais surtout sur l'invention de situations existentielles neuves.
Car l'évolution accélérée de la science et de la technique gomme rapidement ce qui relevait, il y a peu, de la conjecture pure. Ainsi le vieux rêve de la communication à distance sous la forme du téléphone et de la radio que Robida prévoyait dans le Vingtième siècle (1882) est devenu rapidement réalité. Cette marche ascendante du progrès conduit l'homme à se poser des interrogations nouvelles sur sa destinée d'où jaillit précisément le merveilleux moderne.
Ce merveilleux naît donc de la rencontre avec une autre réalité, n'obéissant pas aux lois antérieures du raisonnement, et qui déroute.
Ainsi en va-t-il pour les astronautes lorsqu'ils observent les Zoomorphes ?
" Jean retourna successivement deux autres organismes de tailles et de formes différentes. Comme le premier, ils s'enveloppèrent du halo fluorescent et décelèrent deux sillons et neuf appendices disposés par trois. - Tous ternaires...
La dualité que manifeste la plupart des espèces terrestres était représentée ici par une trinité. "'
De même leur anxiété naît en observant les évolutions des mystérieux Éthéraux dans le ciel nocturne. Mais pour que le merveilleux soit complet, il faut encore que le mystère trouve une solution. Aussi, la communication intellectuelle avec ces êtres, enfin établie, nous libère-t-elle de l'oppression terrifiante née de l'inconnu. Et nous conduit au " merveilleux scientifique ".
Le thème de l'inconnu tient une place centrale dans l'oeuvre de Rosny aîné. L'aventure des trois navigateurs, auxquels se joint Violaine pour la seconde exploration et qui rencontrent la vie sous des formes stupéfiantes - Zoomorphes, Éthéraux et Tripèdes - illustre cette interrogation fondamentale de la solitude humaine face aux mystères de l'Univers. Bien des romanciers de sa génération ont placé leur héros dans une attitude défensive devant l'inconnu, quand elle n'était pas d'attaque et de conquête.'
A cet égard, l'intention de Rosny aîné semble différente et hautement morale. Ses personnages principaux vont dans l'inconnu pour le découvrir', sans le souci de s'imposer, mais avec le respect de la vie universelle.
Les astronautes par exemple ne détruisent jamais délibérément la vie extraterrestre : ils l'observent pour la comprendre, à leurs risques et périls, comme c'est le cas pour Violaine, malmenée par un énorme Zoomorphe, ou pour Jean qui se retrouve prisonnier des Tripèdes.
Et l'écrivain d'expliquer cette attitude:
- " N'avons-nous pas ignoré, pendant presque toute l'évolution ancestrale, les microbes qui, pourtant, décimaient l'humanité ? Diriez-vous que les microbes, tueurs de Nègres, de Peaux-Rouges, d'Égyptiens, de Grecs, étaient supérieurs aux hommes qu'ils détruisaient et qui ne connaissaient pas leur existence ? "
Cela dessine le visage particulier que prend le savant dans l'oeuvre de Rosny aîné. Certes, il a toujours existé dans les romans d'anticipation une tentation, celle de présenter le monde futur en proie au triomphe scientifique et technologique, et inféodé aux savants. Le plus souvent ces derniers se révèlent bienveillants et sauvent même parfois l'humanité présente ou future, comme le fait le voyageur temporel de Wells dans la Machine d explorer le temps (1895) qui combat avec les Éloïs la barbarie des Morlocks. Mais le savant peut aussi être malveillant et mettre la paix du monde en danger, par orgueil ou pour se venger de l'incompréhension de ses semblables. C'est une figure constante que l'on rencontre notamment dans le Meurtrier du globe du commandant de Wailly, l'île de Satan (1939) d'André Mad ou le Bacille (1928) d'Arnold Galopin.
En revanche, Rosny illustre par son couvre la figure du savant humaniste. Il y a toujours dans ses romans un homme hors du commun qui, par son intelligence et son âme généreuse, évite le désastre ou le répare. C'est déjà le rôle de Bakhoûn, qui, en des temps immémoriaux, grâce à ses observations précises et à sa réflexion juste, sauve le genre humain de l'invasion des Xipéhuz. C'est également le cas du héros d'Un autre mondes. Le mutant, horrible, incompris de tous excepté d'un savant, met ses facultés prodigieuses au service du progrès scientifique. Des savants encore sauvent l'humanité, du désastre lorsque la vie terrestre est menacée par un ouragan d'énergie dans la Force mystérieuse (1913). Et c'est enfin des savants dans les Navigateurs de l'infini qui redonnent confiance à la civilisation martienne décadente, la préservant durablement de l'invasion des Zoomorphes.
Ainsi apparaît une dimension philosophique de cette oeuvre.
Car si Jules Verne et ses contemporains ont eu le plus souvent le souci d'évoquer un avenir technologique probable, ils n'ont eu que la prescience d'un futur semblable au présent. Et si Robida, par la force satirique de son graphisme, délivre bien un message dans la Guerre au 20e siècle (1887), maints écrivains du Merveilleux Scientifique se contentent d'extrapoler la science de leur époque.
Rosny aîné par contre s'intéresse au monde de demain en situation, aux problèmes existentiels de l'homme futur, à ses réactions psychologiques et même spirituelles face à l'inconnu.
C'est ce qu'illustre le cas de Grâce la martienne qui, pour l'amour extrême de Jacques le terrien, donne naissance à un " enfant ": le fruit réel d'une union purement platonique. En effet les conditions morphologiques et biologiques dissemblables des deux races rendent ce prodige impossible selon les lois de la biologie terrestre.
Mais, de même que les facultés humaines sont plus que les extrapolations de celles du singe, il est concevable d'imaginer une vie martienne originale. Créer des pouvoir extraterrestres aussi différents des possibilités humaines que ceux du papillon et de sa chrysalide est pour Rosny aîné faire ouvre résolument novatrice avec des résonances poétiques et philosophiques. Cette naissance miraculeuse prend une valeur de symbole qui achève heureusement le roman.
Il fait écho aux dernières lignes pathétiques des Xipéhuz 9, où l'accent est mis sur le respect de la vie, lorsque Bakhoûn vainqueur des êtres métalliques s'écrie:
" Et j'ai enterré mon front dans mes mains et une plainte est montée de mon coeur. Car maintenant que les Xipéhuz ont succombé, mon âme le regrette et je demande à l'Unique quelle Fatalité a voulu que la splendeur de la vie soit souillée par les Ténèbres du Meurtre ! "
L'attitude du lecteur d'aujourd'hui face aux romans de Rosny, n'est plus la même qu'à leur parution. Pouvait-on savoir, avec la précision donnée par les sondes spatiales, que la vie intelligente sur Mars fût des plus improbables ? De même, les situations romanesques d'antan peuvent aussi paraître, de nos jours, naïves. Mais les problèmes philosophiques posés restent les mêmes. Ainsi, la morale basée sur l'homme-fleuron provisoire du règne animal terrestre - et que résume la formule de " l'éminente dignité " - a-t-elle un sens face à la vie de l'Univers ?
Quelles peuvent donc être les réactions de l'homme devant l'extraterrestre ? Tels sont les problèmes que pose philosophiquement et résout esthétiquement Rosny aîné dans les Navigateurs de l'infini.
Car il y répond moins par des discours que par des figures poétiques. Les oeuvres littéraires de qualité, ayant franchi l'oubli du passé, possèdent toutes des qualités de figuration originale. Ainsi Rosny et Wells usèrent d'idées précédemment exploitées. Mais qui, avant Wells, avait aussi philosophiquement et poétiquement suggéré une invasion de la terre dans son horreur ?
Et qui avait réussi à rendre tangible, avant Rosny aîné, l'amour sublime et tendre, longtemps inavoué, car inconcevable de part et d'autre, d'un terrien et d'une martienne, biologiquement si différents ?
" C'est là que je sentis, avec une certitude éblouissante, que grâce m'étais devenue plus chère que toutes les créatures et je ne pus m'empêcher de le lui dire.
" Elle frissonna toute entière comme un feuillage, ses beaux yeux s'emplirent de lueurs enchantées et sa tète se posa doucement sur mon épaule... Alors... Ah 1 qui pourrait le dire 1... Une étreinte rien qu'une étreinte aussi chaste que l'étreinte d'une mère qui saisit son enfant, et tous les honneurs d'antan parurent de pauvres choses flétries, les joies subites venues avec le vent, les parfums sur la colline, la résurrection du matin (...)
Rien n'était plus. Tout disparaissait dans ce miracle qui semblait le miracle même de la Création... "
Ici, le style poétique transcende le réel. Déjà Jules Verne était un poète, car la poésie naît parfois de la description des phénomènes naturels exceptionnels, comme les féeries souterraines s'offrant aux regards des explorateurs du Voyage au centre de la Terre (1864).
L'atmosphère poétique peut également naître des paysages planétaires, de la faune et de la flore fictive née outre-espace. C'est ce qui est apparu plus tard avec l'oeuvre de Ray Bradbury dont la sensibilité face au rêve de l'âme humaine immuable, se place dans le courant de pensée philosophique et poétique de Rosny aîné.

© René POLETTE

1. Les Navigateurs de l'infini in Rosny. Récits de Science-Fiction, Marabout, 1975, page 47.
2. " Les Astronautes " in les Navigateurs de l'infini, Éd. Rencontre, 1960, page 225.
3. Les Navigateurs de l'infini, ibid., p. 51.
4. Attitude des terriens face aux énigmatiques martiens dans la Guerre de mondes (1898) de Wells.
5. Attitude des terriens conquérant les martiens dans Je Mystère des XV de Jean de La Hire.
6. Tel est le sen de l'Étonnant voyage de Hareton Ironcastle (1922). Le héros entreprend un voyage poussé par la curiosité scientifique, uniquement. Il communiera tout au long avec la vie multiple étrange et dangereuse de cette contrée provenant d'un fragment planétaire extérieur encastré dans un coin ignoré de l'Afrique.
7. La Navigateurs de l'infini, ibid., p. 63.
8. Un autre monde, ibid., p. 17.
9. Les Xipéhuz. ibid. p. 105.


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