Passagére clandestine pour Mars - Stowaway to Mars (1936) |
CHAPITRE XIV Jeanne contempla son premier paysage martien. C'était une déception. Maigre aboutissement de tant de fatigues. Ses espérances obscures, les aspirations de son subconscient, avaient été, en dépit de tout raisonnement, bien plus hautes, ou tout au moins, différentes. Devant ce qu'elle voyait, et qui avait déjà été décrit, elle se sentait, ainsi que Dugan qui était près d'elle, dans une sorte d'abattement. C'était un désert. Des rochers rouges, du sable amoncelé, de l'aridité, de la chaleur, à perte de vue. Un désert hostile, sans végétation, sans vie animale, sans rien. Le soleil faisait scintiller, çà et là, des particules cristallines et dures, accentuant l'aspect inhospitalier. Jeanne se sentit déprimée. Un sol pareil né pouvait rien produire, absolument rien. Ils avaient raison ceux qui avaient dit que Mars était un globe sans vie. Ou, si cette vie avait existé jadis, elle n'avait sans doute constitué qu'un accident isolé. Jeanne finit par se rendre compte que Dale et Froud, à l'autre hublot, s'agitaient bruyamment, émettaient des exclamations. Jusqu'à Burns, lui-même, qui disait quelque chose! Elle se hâta à travers le plancher - qui avait été une paroi, lorsque la fusée se trouvait dans son sens habituel - et les rejoignit. . On voyait des fourrés de végétaux inconnus, rabougris, couleur de rouille, en bouquets séparés, avant-coureurs d'une ligne continue qui commençait à environ un kilomètre et demi de la fusée. C'était pauvre, desséché, d'aspect cassant, mais cela représentait tout de même de la vie. Si ces végétaux avaient poussé, ne pouvait-on espérer autre chose également? Et ils continuaient de vivre, même si c'était petitement. La planète n'était donc pas morte, puisqu'elle donnait de la sève, aussi maigrement que ce fût, à ces rameaux tourmentés, à ces feuilles cuivrées en forme de lances, qui s'agitaient faiblement sous la brise. Cette vision, qui provoquait l'animation des autres, la laissait silencieuse. La voix du docteur attira l'attention générale. Il avait achevé ses analyses. « Les parties constitutives, dit-il, me paraissent fort analogues aux nôtres, même dans les proportions générales, sauf un moindre pourcentage d'oxyde de carbone. Cet air est parfaitement respirable, mais comme la préssion atmosphérique est considérablement inférieure à nos sept kilos terrestres, il sera indispensable de nous munir de masques à oxygène pour compenser la différence. Je pense que vous serez soulagés d'apprendre que les lourds scaphandres sont inutiles, mais il nous faudra porter des combinaisons isolantes pour nous protéger du soleil beaucoup plus chaud que le nôtre, sur Terre. » Il y eut une ruée vers les placards, et le bavardage général devint bruyant pendant que l'on apprêtait les combinaisons. « Quelle chance d'échapper aux scaphandres, disait Froud. Non seulement ils ont une odeur abominable, mais comment voulez-vous qu'un type déploie toute la dignité qui s'attache à un ambassadeur terrestre, quand il lui faut ressembler à un hybride de plongeur en haute mer et d'Esquimau? Ce n'est pas que nous serons tellement beaux avec nos masques à oxygène, mais il nous sera possible de donner aux Martiens une idée convenable de la silhouette humaine. » Jeanne était aux prises avec l'une des combinaisons de réserve, trop grande pour elle de plusieurs pointures. « Eh bien », fit Dale en achevant d'ajuster sur ses épaules son réservoir d'oxygène, « nous n'avons pas encore reçu la visite d'une de vos machines. - Attendez un petit peu. » Elle affectait un ton guilleret. « Il y en aura. Il est impossible qu'une arrivée en rugissements comme celle de la Gloria-Mundi dans les cieux martiens ait passé inaperçue. - A condition qu'il y ait autre chose, ici, que des fourrés galeux pour la remarquer. - Accordez-leur un petit délai. - Bien sûr, approuva le docteur. Vous ne pouvez tout de même pas leur demander de surgir du sol. En admettant que ces machines existent, nous ne savons pas où elles se trouvent, et elles ont peut-être de grandes distances à franchir? L'endroit ne ressemble pas à un quartier d'habitation, même pour des machines.... A propos, où sommes-nous, Dale? - Un peu au nord de l'équateur, c'est tout ce que je puis vous dire. » Dale ouvrit un coffre et reprit : « Que chacun prenne un fusil et une ceinture de cartouches. Je sais que cela peut paraître burlesque, mais nous ne connaissons rien de cet endroit, et il ne faut pas se fier aux apparences. - Quoi? protesta Froud, moi aussi?... Non, dites, j'ai déjà des cameras, des appareils de photo et tout le tremblement. Je vais avoir l'air d'un bazar ambulant et d'une rubrique d'achats, ventes, échanges.... Ayez pitié. - Tout cela pèse moins que sur Terre, répliqua Dale en guise de consolation, et nous ne pouvons courir de risques, par négligence. Du moment que la vie est possible pour des végétaux, elle me paraît tout aussi possible pour d'autres organismes. - Ah! oui... encore les crabes de Wells. - Nous verrons bien. En tout cas, défense de se séparer jusqu'à nouvel ordre. C'est bien compris? Tous groupés. » Il distribua les armes et munitions, attendit que ses compagnons fussent prêts. Froud fut cause d'un retard supplémentaire. Il s'accrochait des accessoires innombrables aux épaules, les fameux appareils annoncés, ainsi que des sacoches pour des objectifs de réserve, des pieds métalliques, des photomètres, etc.. Il s'exclama, finalement « Admirez l'arbre de Noël humain! » Dale surveilla l'ajustage des masques qui fourniraient de l'oxygène par le nez, laissant toute liberté à la bouche. Quant il eut acquis la certitude que tout fonctionnait bien, il ouvrit la porte, pour la première fois depuis soixante-quatorze jours qu'on avait quitté la Terre. Les hommes et la jeune fille passèrent un à un par le sas étanche. Jeanne, l'avant-dernière, rejoignit Froud sur le sable rougeâtre à consistance de gravier. Il était en train de prendre une série d'instantanés de ce morne panorama. « Paysage martien, plutôt laid, dit-il pour faire de la conversation. Je dois déclarer que cet endroit est un fiasco. Nous avons, chez nous, des déserts tout aussi authentiques, et n'exigeant pas de déguisements. Je crois maintenant qu'il serait bon de prendre un ou deux clichés de cette bonne vieille Gloria-Mundi, avec pour légende quelque chose comme « Les pionniers terrestres atteignent leur but », ou : « Le triomphe de.... » - Chut! fit Jeanne. - Hein? Pourquoi ce « chut ? » Elle lui donna un coup de coude et lui désigna l'entrée de la fusée. Dale venait d'apparaître, tenant un plantoir d'une main et une tige de l'autre. A cette tige d'acier était attaché un pavillon aux couleurs britanniques. On le regarda creuser un trou dans lequel il enfonça la hampe. Puis il tassa solidement le sable tout autour. Il se redressa, effaça les épaules, se tenant très droit. Il recula de trois pas. L'union-jack se déploya lentement sous la légère brise martienne. Dale salua militairement. « Au nom de Sa Majesté Élisabeth II, d'Angleterre, je proclame cette contrée part intégrante du Commonwealth britannique. En son nom, et au nom de tous les peuples du Commonwealth, je rends hommage à tous les héros qui ont donné leur vie pour cet accomplissement. Leur mémoire, comme leur gloire, sont éternelles. Ils nous ont offert ce pays, non en répandant du sang, mais en donnant leur vie. Puissions-nous être dignes de leur confiance. » Une sorte de gêne envahit les assistants, dans le silence qui suivit. Le docteur eut un regard où passait une très légère ironie, posa les yeux sur Dale, puis chercha ceux de Froud. Mais le journaliste était trop absorbé par sa ,petite camera; il filmait cette cérémonie. Quand Dale eut achevé, Dugan se hâta de rompre le silence « Et maintenant? demanda-t-il. - I1 n'y a que cette direction d'intéressante », déclara Froud, en désignant les fourrés. Le docteur fit chorus. « Il me faut des spécimens de ces plantes. Le plus tôt sera le mieux, dit-il. - Entendu. » Dale fit apparaître une petite boussole. « Dieu seul sait où se trouve le centre magnétique de ce bled, mais, il doit tout de même exister, heureusement. En supposant qu'il soit au nord, nous aurons une base de calcul, et cela signifierait que les arbustes sont à l'ouest. N'oubliez pas que je vous ai recommandé de rester groupés. » Lorsqu'ils atteignirent la pleine végétation, ils constatèrent qu'elle était de même composition que les premiers bosquets, mais plus vigoureuse. Il devint évident, en relativement peu de temps, que tout le monde, à l'exception du docteur, acceptait tacitement l'hypothèse de Froud sur cette planète rouge. Les tiges biscornues, totalement creuses, se brisaient facilement. L'avance était marquée par le craquement sec des branches et le froissement de papier du feuillage, et cette végétation brune continuait devant eux, aussi monotone que le désert qu'ils venaient de quitter. Après une demi-heure de marche, le seul qui n'eût pas l'impression que la réussite ne donne pas forcément la satisfaction, était le docteur. Son enthousiasme botanique se dégageait à haute pression malgré le peu d'aliment. Il était la cause de multiples arrêts et retards par son obstination à recueillir quelques spécimens n'offrant, aux yeux du profane, aucune différence avec les pousses, feuilles, branches et racines qui s'entassaient déjà dans ses récipients. Les ceintures de végétation bordant les canaux martiens varient de largeur d'après la nature du sol. Dans les régions suffisamment poreuses, elles peuvent s'étendre jusqu'à trente kilomètres à partir de chaque berge, et, dans d'autres, elles n'atteignent guère que deux ou trois kilomètres avant de s'éteindre au bord du désert. La chance avait amené la Gloria-Mundi près d'une des bandes les plus étroites, de sorte que ses passagers n'eurent pas deux kilomètres à couvrir pour constater une modification dans la nature des plantes. Les fourrés, quoique du même type, au début, apparaissaient de plus en plus touffus, et le moment vint où les explorateurs eurent plus de mal à se frayer leur chemin. Les tiges ployaient davantage et se brisaient moins facilement. Et, à la grande joie du docteur, on en trouva de nouvelles variétés. Il se jeta avec enthousiasme sur des plantes d'un vert brun d'olive, d'apparence bulbeuse, rappelant un cactus sans épines, et brandit ses échantillons avec un orgueil qui laissait les autres assez froids. - On dirait de vieux sacs de cuir », déclara Froud. S'adressant à Dale d'un air inconsolable : « Est-ce que nous allons errer longtemps dans cette forêt pas tellement vierge? - Encore un peu, précisa Dale. Il faut que le docteur ramasse un maximum de tout ce qu'il découvre, et on dirait qu'il y a d'autres variétés plus loin. » Ils cheminèrent avec un enthousiasme très relatif, grimpant une pente qui s'affirmait de plus en plus. Ils avaient parcouru une nouvelle distance de plus d'un kilomètre, quand Dale s'arrêta et leva la main. Ils l'imitèrent, étonnés, dans un silence que seuls troublaient le frottement des tiges et le frémissement des feuilles. - Qu'y a-t-il? » demanda Jeanne. Dale abandonna son attitude attentive. - Il m'avait semblé entendre quelque chose, devant nous.... Comme un bruit métallique.... Une sorte de choc.... Et vous autres? » Ils secouèrent la tête, Dale admit la possibilité d'une erreur. Mais, malgré tout, il semblait plus attentif, plus prudent, et le groupe en eut l'impression qu'il fallait s'attendre à quelque chose. Peu après, ce fut Jeanne qui les immobilisa tous, d'un mot impératif - Ecoutez! » Pourtant, il n'y avait que le silence traversé seulement par l'agitation sporadique du feuillage. - Et alors? demanda Froud. C'est un petit jeu? Nous flanquer la frousse pour rendre l'aventure plus croustillante? - La ferme! ordonna Dale. On discerna une série de craquements, de pétillements, quelque part. C'était léger, et impossible à situer, mais on se rendait compte que cela ne provenait pas de loin. Sans un mot, Dale décrocha la bretelle de son fusil et ôta le cran de sûreté. Il se glissa en avant, prêt à tirer. Mais il ne découvrit rien; et rien ne se trahit de nouveau. - L'endroit n'est pas aussi désert qu'on pouvait le croire, déclara Dugan. Ce devait être quelque chose de gros. Les arbustes devenaient de plus en plus vivaces et plus grands,
l'avance s'annonçait de plus en plus difficile. Dale prit la tête,
et on suivit, d'instinct, en file indienne. Le sol se transformait,
perdait de sa sécheresse, devenait plus souple. Bientôt, Dale annonça
la probabilité d'une clairière, et, quelques minutes plus tard,
ils se trouvèrent à découvert. Un silence de surprise régna, un
instant, et Dugan murmura A droite et à gauche, jusqu'à l'infini, une berge se prolongeait en une rigoureuse ligne droite. .... |
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