Tous droits reservés © Ecran Fantastique n°117 - novembre 1990

Entretien avec Paul VERHOEVEN
par Cathy Karani

Poignée de main énergique, regard vigilant derrière de fins et larges verres soulignés d'une monture d'écaille, gestes brefs et précis. Verhoeven n'appartient pas à la race des indolents.
Son temps lui est précieux (on appréciera d'autant l'heure passée en sa compagnie) et il n'entend pas le dilapider. Pour preuve, entre deux interviews -- il est 15 heures et il en est à la cinquième du jour -- il lit. Ainsi qu'en témoigne le roman qu'il vient de déposer ("Thrill Killer" de Clifford L. Lickener) ouvert au quart de son volume, thriller et fantastique imprègnent son quotidien. La cinquantaine allègre, que seule dénonce une chevelure grisonnante et désordonnée, le voilà déjà installé sur le canapé, le pied -- chaussé de tennis -- en appui sur la table basse du salon attenant à sa chambre d'hôtel. Cette posture et une chemise sombre entrouverte sur un jeans délavé apportent une trompeuse touche de décontraction à l'homme d'une vivacité communicative, et qui d'emblée ouvre le débat dans lequel vont se confirmer l'intelligence et l'esprit d'observation qui animent ses films: "Bon, vous avez bien quelques questions à me poser ? ". Assurément, nous en avions ...

De quelle manière la réalisation de Total Recall vous a t'elle échue, et pensez-vous qu'elle ait été liée au succès de Robocop ?

Bien sûr. Je crois que les producteurs ont vu Robocop -- en tout cas. Arnold l'a vu, et le projet entier reposait sur lui. Plus ou moins, je crois que lorsqu'il a donné son accord pour y participer, ils ont acheté le script, et Arnold a dû leur demander de me prendre pour le réaliser. Donc. Robocop n'y est nullement étranger: Arnold a aimé la façon dont l'action était mise en scène. mais aussi le fait qu'elle n'était pas gratuite: il y avait un second niveau de lecture. et pas uniquement de la bagarre. Arnold dut comprendre que le même mélange conviendrait parfaitement à Total Recall. Mais à la base, la décision de m'embaucher dérive bien de Robocop.

Le choix d'Arnold Schwarzenegger a donc été antérieur à votre arrivée sur le film. S'il en avait été autrement, auriez-vous procédé au même choix pour le rôle vedette ?

Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que lorsque j'ai eu le script en main, il avait été écrit pour quelqu'un d'autre. Vous savez, l'histoire fut rédigée en 1979 et a traîné ici et là pendant dix ans; il y eut en tout vingt-cinq réécritures. Mais lorsque le script m'a échu il était destiné à quelqu'un de plus " ordinaire". Quaid était vraiment l'homme de la rue, insignifiant, et même un peu stupide, sa femme le menait par le bout du nez... Rien à voir avec un personnage plus grand une nature comme Arnold. Beaucoup e réalisateurs se trouvèrent impliqués dans le projet au cours de ces ix années, cin ou six metteurs en scène devaient filmer Total Recall ; tous se mirent au travail, mais aucun ne put mener le projet à terme. David Cronenberg devait le faire ainsi que Bruce Beresford et quelques autres. Et a chaque fois le personnage principal était différent. Il n'y a qu'a voir les acteurs successifs qui, au fil des scripts, devaient l'incarner : Richard Dreyfuss, Peter Tracy... Et si vous aviez lu ces scripts, vous auriez dit : Oui, en effet, c'est le choix le plus logique. Le script était rédigé pour ce genre d'acteurs, et non pour une espèce de surhomme façon Arnold. Si vous vouliez une star pour interpréter le héros, il aurait fallu prendre Harrison Ford ou quelqu'un comme ça, en tout cas: un type ordinaire.
Bien sûr, je n'ai guère eu le choix, on m'a tendu le script et dit : C'est un film avec Arnold, c'est lui qui joue le héros, a prendre ou a laisser. Mais le scénario et la star ne collaient pas ensemble : il fallut modifier l'histoire pour qu'ils correspondent, et le script dut être réécrit. J'ai amené un scénariste, Gary Goldman, qui fit un excellent travail. Nous avons tout adapté au personnage d'Arnold, fabriqué un héros plus fort, pas une mauviette, et au lieu d'une femme qui l'exploite, donné une épouse agréable qui semble l'aimer, et qu'il aime. Et désormais, lorsque vous regardez le film, Arnold correspond parfaitement au personnage, ce qui n'était pas le cas a l'origine. Mais il est certain que, si le script avait été laissé tel quel, Arnold n'aurait pu s'y glisser. Il fallut faire avec. J'avais Arnold et le script, et on ne pouvait guère modifier Arnold ! Enfin, si, faire en sorte qu'il joue davantage, mais on ne pouvait changer sa stature ! La seule chose qui pouvait donc être modifiée était le script.

Après l'épuisement qu'a représenté pour vous le tournage de Robocop, n'avez-vous pas un moment craint d'être dépassé par la démesure d'un projet tel que Total Recall ? Ou avez-vous plutôt été séduit par le challenge que cela représentait ?

Non. C'était aussi un challenge, si vous voulez, mais il est vrai que le Projet m'effrayait et qu'en définitive, je fus enchanté de le faire. Après Robocop je ne voulais plus entendre parler d'effets spéciaux : c'était trop dur, trop épuisant. Je sentais qu'il me valait mieux revenir à quelque chose de plus simple. Mais je ne trouvais rien de normal ! J'ai passé six mois à lire des centaines de scripts sans rien dénicher qui puisse me plaire ! Le premier qui m'ait tenté fut Black Raira , en fait. J'étais prêt à faire le film avec Michael Douglas. J'avais presque signé le contrat, lorsque l'on m'a proposé Total Recall qui me parut plus difficile, mais aussi plus intéressant en dépit du fait que je ne tenais plus à aborder la science-fiction. Mais malgré mes réticences, c'était le script le plus intéressant que j'aie eu en main durant ces six mois, alors je décidai de le mettre en scène. Mais j'eus tout de même du mal à accepter de repasser par tous ces effets spéciaux, ce fut une véritable épreuve!

Les génériques de Robocop et Total Recall offrent certaines similitudes : on retrouve Jost Vacano (Photographie), Rob Bottin (Maquillages), William Sandell (Décors). Ce choix est-il le vôtre, et quelles en sont les raisons ?

C'est mon choix, en effet. J'aime travailler avec des gens compétents, et lorsque vous les avez sous la main, pourquoi chercher ailleurs ? Parfois il est bon de changer, d'avoir d'autres gens sur le tournage, essayer des inspirations différentes qui peuvent être intéressantes. Mais sur des films très difficiles a faire comme Robocop et surtout Total Recall , je me sens plus sûr de moi lorsque j'ai mes gens aux postes clés, comme la photographie, les décors... Ce sont des fonctions essentielles, et étant donné l'ampleur des budgets mis en jeu, je veux être sûr de pouvoir faire confiance a ceux qui occupent ces postes, être sûr que leur contribution sera d'importance. Donc je préfère prendre des collaborateurs que je connais et que j'apprécie, qui ont beaucoup de talent et travaillent dur, qui m'épaulent et dont je sais exactement ce qu'ils vont faire. J'ai tellement travaillé avec Jost Vacano que je n'ai plus besoin de garder en permanence un oeil sur les caméras : lorsque je décris le plan désiré, j'obtiens ce que je veux sans qu'il y ait besoin d'y passer des heures, et ce même si je ne regarde pas dans l'objectif, le plan sera tel que je le désirais. Même chose avec Rob Bottin qui s'occupe des maquillages spéciaux. Ainsi, cinq ou six personnes de Total Recall viennent directement de Robocop , en guise de protection ; non seulement parce que je les considère comme compétents et de fréquentation agréable, mais aussi parce que je sais que de cette façon, le travail de base sera fait et que je pourrai me consacrer à ce que je ne connais pas encore.


L
e double rôle de Quaid et Hauser permet à Arnold Schwarzenegger
des va-et-vient passionnants entre deux personnalités.

Présentant des univers fort différents, Robocop et Total Recall relèvent tous deux de la science-fiction . Quelle est votre définition du genre ?

Pour moi, cela signifie qu'un film se situe au delà de la réalité, sans en suivre les règles... La science-fiction peut partir dans bien des directions différentes. La majeure partie traite du futur, d'autres systèmes planétaires comme dans La guerre des étoiles. On utilise certaines règles existant de nos jours et on les combine a d'autres qui ne sont pas encore en vigueur. Comme les épées de La guerre des étoiles , qui sont des sabres de lumière, mais on conserve le principe du duel issu du moyenâge transposé à une technologie futuriste, celle du laser. Quand on dépasse légèrement la réalité, on est dans le domaine de la science-fiction.

Vous avez mentionné Black Rain ; Robocop et Total Recall sont des films de science-fiction, mais aussi des thrillers, il semble y avoir un mélange entre ces deux genres actuellement.

Dans mes films, certainement, mais c'est parce que j'adore les thrillers. Ils n'ont pas besoin d'un genre précis, science-fiction ou thriller. A l'origine de Total Recall, l'emphase n'était pas mise sur les éléments de suspense - ce qui aurait dû être fait, car l'histoire partait en lambeaux. Mais La guerre des étoiles ou Star Trek n'ont pas d'éléments venus du thriller. Je pense que, dans mon cas, il faut remonter à ma passion pour Hitchcock et ses films. L'essentiel de ma façon de filmer, de mon style, la façon dont je conçois mes storyboards, tout ceci vient d'Hitchcock. Lorsque j'étais plus jeune, j'ai pris son oeuvre comme point de départ et j'ai appris mon métier en l'étudiant avec attention. C'est ainsi que je suis devenu metteur en scène, et cet intérêt pour Hitchcock vient du fait que j'aime le thriller, sans doute plus que la science-fiction. J'aimais la science-fiction lorsque j'étais enfant, vers six, huit ans, après même, mais j'ai toujours adoré les thrillers. Ajouter des éléments de suspense à un film de science-fiction est donc un choix personnel.

Quel fut l'élément déterminant dans votre accord pour réaliser Total Recall ? Avez-vous été spontanément enthousiasmé par le projet ou cette décision participait-elle à une volonté de confirmer aux Américains votre potentiel commercial ?

Pas vraiment, je n'ai jamais considéré ma décision sous cet angle. Je ne crois pas que ce soit une motivation valable pour faire un film. En tout cas, prouver que vous avez un potentiel commercial n'est pas une motivation suffisante lorsque vous êtes en plein coeur du tournage, dans le feu de l'action. Je veux dire, cela peut durer des années, si je dois à chaque fois prouver ma compétence. Tai fait ce film parce qu'il me plaisait. De ma vie, je n'ai jamais réfléchi au caractére commercial de mes films. Enfin, il est sûr que vous ne pouvez prendre en main un film au budget de 52 millions de dollars comme Total Recall si vous pensez qu'il sera un désastre financier, qu'il n'a rien de commercial. Mais la seule chose que vous puissiez faire, c'est lire le script, l'aimer et essayer de le mettre en scène le mieux possible tout en espérant que le résultat sera commercial. Mais avoir la volonté d'être commercial est tout autre chose. Si les gens d'Hollywood savaient ce qui rapporte, ils ne feraient que des films commerciaux, car le but du jeu est de faire recette par tous les moyens possibles. La première considération n'est pas artistique, mais financière, et ce particulièrement à Los Angeles. Mais apparemment, 99 % des gens n'ont aucune idée de ce qui se vend, et je crois que personne ne le sait. Tout ce que vous pouvez faire en tant que metteur en scène, c'est dire : D'accord, cela me plaît, je vais essayer de faire quelque chose selon mes goûts, et espérer que ceux du public soient proche des miens; de cette façon, le film sera commercial. Donc, l'impulsion qui vous pousse à réaliser un film est, à mon avis, le film lui-même ; faire quelque chose d'intéressant, d'ambitieux, de choquant parfois, de provocateur. C'est nettement plus motivant que le simple désir d'être commercial. Il eût été plus lucratif de faire Robocop et Total Recall moins violents, ils auraient peut-être eu plus de succès, car maintenant le public se plaint de toute cette brutalité. Mais je les voulais ainsi, et aucune des compagnies de production ne m'a demandé de me modérer. Ils m'ont dit : "c'est ainsi que vous voulez votre film, c'est ainsi que nous allons le distribuer en salle ! "

Pour l'européen que vous êtes, la reconnaissance professionnelle des Américains est-elle un gage important ?

C'est important, bien sûr. Lorsque vous faites un film a succès, vous pouvez aller de l'avant. Si votre film fait un bide, vous ne pouvez plus faire ce qui vous plaît, on ne vous fait plus confiance. Et vous pouvez aller beaucoup plus loin si l'on n'a aucune raison de se méfier de vous. Pour moi, la différence entre un film à succès et un flop tient dans la possibilité de progresser dans la direction que j'ai choisi, au lieu d'être obligé d'accepter les compromis pour pouvoir gagner ma vie. Pour moi, avoir du succès en Europe ou en Hollande et avoir du succès aux États-Unis revient au même. Pour être franc, certains films que j'ai fait en Hollande ont mieux réussi que ceux que j'ai fait aux États-Unis, si on fait le rapport entre la Hollande, qui est un petit pays, et les USA. 3 millions de personnes sont allées voir Turkish Delight , qui date de 1973. 3 millions d'entrées sur une population de 14 millions ! C'est assez impressionnant. Ce même rapport aux États-Unis ferait le double de Barman ! J'ai vu des files d'attente plus longues pour Turkish Delight que pour Total Recall ! Les gens firent la queue pendant des semaines, même le lundi après-midi ! Et cela, je l'ai constaté pour Turkish Delight, Spetters et d'autres films. Qu'est-ce que vous voyez vraiment du succès, sinon les files d'attente devant les cinémas ? C'est la seule joie a en retirer, voir tous ces gens faire la queue devant les salles, aussi les guetter à la sortie, les voir rire lorsqu'ils se sont amusés, ou bien tristes selon la tendance du film. Pour moi, c'est la seule impression de succès, il n'y a rien d'autre. Et lorsque votre film marche bien, vous êtes sûr de pouvoir faire le suivant. Voîla le seul avantage, a part que votre salaire est plus élevé. Plus qu'en Hollande. Aux U.S.A., vous touchez jusqu'à 6% des recettes. Si vous avez du succès, vous êtes mieux payé. Mais la vie est tellement plus chère... Certes vous pouvez faire fortune en tant que metteur en scène aux États-Unis, pas en Hollande.


Un mutant résultant des modifications génétiques entraînées
par les radiations solaires néfastes que ne peut filtrer l'atmosphère de Mars.

Détournés l'un de l'autre, de ce qu'ils sont vraiment, Murphy-Robocop et Quaid-Hauser n'ont-ils pas en commun une schizophrénie qui les pousse dans leurs retranchements ?

Je ne sais pas qu'il sagit d'une coïncidence. Il est probable que non, puisque j'ai choisi ces deux scripts, j'ai dû y voir un élément qui me séduisait. La schizophrénie est certainement quelque chose dont j'ai peur, et que je connais -non que j'ai été moi-même schizophrène, mais lorsque j'avais trente-six ans, j'ai eu une période assez psychotique, donc j'en ai une expérience personnelle. Robocop , pour moi, est plutôt la recherche du paradis perdu, de la famille que Murphy a perdu, qui est là parce que sa femme et son fils sont toujours en vie, mais perdu parce qu'il a changé d'identité et ne peut plus les approcher, 90% de son moi est perdu, se mémoire est vide... Mais il lui reste des fragments, des souvenirs qui le rendent vulnérable, des bribes de ce bonheur perdu a jamais. Donc Robocop présente la recherche du paradis perdu, mais Total Recall traite plutôt - en profondeur, bien qu'il s'agisse d'un film de distraction -- de la peur de la folie, d'être psychotique, du déformement de la réalité... Que cette pièce où nous sommes change, que vous vous transformiez en monstre... Pour certaines personnes, la vie est ainsi, et on les qualifie de psychotiques, mais pour eux, les monstres existent réellement, mais ils ne sont pas fous. C'est ce que je voulais exprimer dans Total Recall. Certains niveaux de lecture parlent de ce gauchissement de la réalité. En tout cas, personnellement, c'est ce que j'ai aimé dans le script, cette quête de sa propre identité. Je ne sais pas si cela s'applique à moi-même... On m'a déjà posé la question, des gens ont vu les correspondances entre ces deux films, mais je n'ai pas trouvé de réponse en moi-même, je ne sais pas d'où vient cet intérêt. Je pense que chaque personne est étrangère à elle-même, et que lorsque nous regardons dans le miroir, nous nous demandons qui nous sommes vraiment, nous ne connaissons pas notre moi intérieur. Ceux qui nous voient le savent peut-être mieux que nous. Walter Percy, écrivain et philosophe américain, en a donné un excellent exemple dans son livre "Lost in the Cosmos" : lorsque vous regardez une photo d'un groupe dont vous faites partie, votre regard se dirige toujours en premier vers vous-même. Vous vous considérez avec un certain étonnement et pensez : est-ce vraiment moi ? Et en scrutant ce portrait, vous cherchez à découvrir un indice, n'importe quoi qui puisse se rapporter à vous même. Et notre curiosité envers cette photo s'explique par le fait que nous doutons de notre identité et essayons de deviner qui nous sommes. Je crois que chaque être humain a sa part de doutes et de questions sur sa véritable nature, et ce toute sa vie durant. C'est une question primordiale, qui m'a frappée lorsque j'ai lu le livre de Percy, et je peux m'y reconnaître. Voilà pourquoi j'ai choisi ces deux films. Tiens, tout à coup, je me rappelle d'un autre livre écrit par Percy, histoire d'une fille enfermée dans un asile psychiatrique où on la soumet aux électrochocs en guise de traitement pour une affection quelconque. Et chaque fois qu'elle reçoit un choc électrique, elle perd la mémoire. Elle désire s'évader, et sait que le meilleur moment pour cela se situe juste après les électrochocs, lorsqu'elle est encore assommée et que personne ne fait attention à elle. Elle prépare donc une cassette, et non une vidéo comme dans le film, une cassette audio qu'elle cache dans un endroit où elle est sûre d'aller. Elle est soumise aux électrochocs, perd la mémoire, mais trouve la cassette elle entend alors sa propre voix lui expliquer ce qui s'est passé, qu'elle a perdu la mémoire, qu'elle doit sortir de cet institut, ce qu'il faut faire pour cela, aller là où tout a été préparé, trouver les indices. Personne ne se soucie d'elle, elle suit les instructions et s'échappe. Le début est exactement le même que celui de Total Recall. J'ai lu ce livre il y a cinq ou six ans, et il vous donne la même impression que cette histoire de photographie. Ces éléments furent pour moi un indice, lorsque je lus le script, j'y ai trouvé une signification toute personnelle. J'ai reconnu l'histoire, lorsque Arnold trouve une cassette qui lui dit : "Tu n'es pas toi, tu es moi, tu as une épouse, tu l'aimes, et maintenant tu vas aller sur Mars, là tu trouveras le secret". Et c'est ce qu'il fait, suivre les instructions qu'il s'est lui-même donné. Donc, je ne suis pas sûr de ce que tout cela signifie, mais c'est un thème qui me plaît, et c'est la raison pour laquelle je fais ces films, parce que je les comprend.

Sur un tournage qui n'affecte nullement de respecter une chronologie scénaristique, n'est-il pas difficile pour un réalisateur d'établir précisément l'évolution d'un personnage en quête de lui-même ?

Non, je ne le sens pas vraiment comme ça. Tout est sous forme de documents dans le script, le storyboard... J'ai tant passé et repassé le film dans ma tête lorsque je lisais le scénario, j'ai ensuite tout mis sous forme de dessins de production, jusqu'aux gros plans, aux costumes, tous les décors... En fait, vous travaillez sur différents niveaux, vous discutez de leur rôle avec les acteurs, vous préparez les scènes essentielles avec eux, tout ceci avant le premier tour de manivelle. Je pense avoir préalablement vu le film terminé vingt ou trente fois dans ma tête et, lorsque vous tournez effectivement, tout est imprimé dans votre cerveau. Toutes les informations se trouvent dans votre ordinateur cérébral et, le matin où vous filmez une scène, il suffit de tourner le bon bouton, et vous y êtes, tout est prêt, vous vous y retrouvez dans ce qui reste du domaine de l'abstrait et non lié à d'autres choses. Mais votre ordinateur est si bien réglé que vous ne pouvez pas vous tromper.

De quelle manière avez-vous organisé le travail le suivi et l'intégration des effets spéciaux avec l'équipe technique ?

Je m'arrange pour tourner la plupart des prises impliquant des effets spéciaux sur un autre plateau. Je travaillais simultanément sur deux plateaux : l'un normal, et l'autre réservé aux effets spéciaux, avec un décor différent, je faisais sans arrêt la navette entre ces lieux de tournage... Oh, en fait, il y avait un troisième plateau, celui-là pour la seconde équipe qui filmait les cascades additionnelles aux scènes d'action. J'avais donc trois plateaux fonctionnant en permanence ! Je passais 70% de mon temps sur le premier. Ainsi il est possible de préparer les effets spéciaux, surtout les écrans bleus qui demandent 6 à 7 heures de mise en place, et j'arrivais lorsqu'ils étaient prêts. Il fallait alors déplacer les acteurs du plateau principal, les amener aux SFX, et les intégrer dans la scène que l'on tournait. C'était très dur psychologiquement, car il fallait casser les scènes, partir à l'autre bout du studio pour filmer autre chose, puis revenir au plateau principal. C'était la façon de faire la plus économique, car nous gagnions énormément de temps, mais aussi la plus épuisante. Nous avons tourné ainsi durant 129 jours.

Comment était l'ambiance sur les plateaux, et quelles ont été vos relations avec les comédiens, en particulier avec Schwarzenegger ?

L'atmosphère est toujours bonne lorsque Arnold est présent, car il a sa façon de faire disparaître les tensions. Parfois, j'étais frustré, en colère, et Arnold très sûr de lui, faisait rire tout le monde, et la tension s'évaporait. Les deux films, Robocop et Total Recall , ont été très agréables à faire et mes relations avec les acteurs très bonnes. Ce qui ne fut pas le cas pour La chair et le sang , son tournage fut une torture, et les disputes avec les acteurs très désagréables.
Quelque chose est allé de travers, l'atmosphère s'est dégradée, après quelques semaines tout le monde se détestait et se déteste encore maintenant. Sur Robocop et Total Recall , tout le monde s'entraidait, nous étions bons amis, c'était une ambiance tout à fait différente. Sur Total Recall , il n'y eut jamais le moindre problème avec les acteurs. Arnold vous épaule vraiment d'un bout à l'autre, et si vous avez des problêmes, même avec les producteurs, il vous défendra et fera en sorte que le réalisateur puisse faire son film tel qu'il le souhaite.

Les problèmes, ou leur absence, sont peut être aussi le résultat du sujet, ou de l'ambiance requise par un film ?

C'est vrai, La chair et le sang est un film noir, négatif, et cela a peut-être rejailli sur les acteurs. Mais aussi, en préparant le casting de La chair et le sang , j'eus l'impression de rechercher des gens vraiment méchant%, car les personnages du film sont ainsi. J'ai fait l'erreur de ne pas chercher de bons acteurs, des gens bien, capables de jouer des sales types, mais au contraire d'authentiques voyous ! Ce fut ma grande erreur, je ne le ferai plus. Pour Robocop , le "méchant", Curtwood Smîth, qui joue Clarence, tout comme Michael Ironside, sont vraiment des gens charmants !
Ils sont tout a fait frequentables, vous pouvez aller boire un verre avec eux ! Le plus méchant du film, qui massacre Murphy à coup de fusil et campe une vraie brute dans l'histoire, est en fait adorable ! Maintenant, je ne prends que des gens sympas pour jouer de véritables ordures ! Après tout n'est ce pas le propre d'un vrai comédien ?

Qui fut à l'origine du choix de Michaël Ironside pour incarner le Méchant de Total Recall ?

C'est moi. Je voulais qu'il joue le premier rôle de Robocop. Puis nous en avons discuté, et le déclic n'a pas jailli. Avant de signer le contrat, nous nous sommes disputés, nos relations étaient mauvaises. Nous avons donc décidé de ne pas travailler ensemble plutôt que de nous entretuer ! Mais quelques années plus tard, je préparais Total Recall et gardais un grand respect pour son travail, que j'avais admiré dans plusieurs films, et j'ai trouvé qu'il ferait un bon méchant. J'ai dit, flûte, je devrais essayer encore de lui parler. J'ai demandé une autre entrevue, il est venu et je ne sais pas s'il avait changé, si c'était moi, ou je ne sais quoi, mais nous avons discuté de la dernière fois et nous nous sommes bien entendus. Aussi j'ai fini par découvrir que ce que je croyais être sa personnalité était plutôt une façade. Je croyais qu'il irradiait des vibrations négatives, mais quand j'ai constaté que ce n'était pas le cas, tout s'est très bienpassé. Il était formidable durant le film, a fait mes quatre volontés. Je ne crois pas m'être trompé pour Robocop , c'était préférable à l'époque, mais deux ou trois ans plus tard, il fut merveilleux !

Bien qu'il ait une tonalité oppressante, Total Recall affiche parfois des touches d'humour, en particulier dans les dialogues de schwarzenegger : cela figurait-il dans le scénario initial ou est-ce à sa demande ?

Non, nous ne voulions même pas de cet humour, nous le trouvions trop "gentil", le personnage de Quaid en aurait souffert. Nous avons même supprimé des touches d'ironie. Nous n'avons conservé que celles qui étaient vraiment adéquates, comme celle à propos du divorce. Mais Arnold n'a certainement pas apporté d'humour. Il était conscient que le film traitait de Quaid et non de lui-même.

Avec le recul qu'offre le film  terminé, pensez-vous que Schwarzenegger était l'acteur idéal pour le rôle ?

Oh, j'ai essayé de le rendre aussi vulnérable que possible, mais dans le script initial, comme je vous l'ai dit, il devait être une mauviette, et cela ne correspond pas à Arnold. Arnold a ce charisme, celui d'un sale type indestructible, et le rendre vulnérable fut plus difficile que pour un acteur ordinaire.
D'un autre côté, cela annonçait davantage la fin du film, qui est un peut tirée par les cheveux : un gars pose la main sur un symbole extraterrestre, un réacteur nucléaire se met en marche, etc...
C'est vraiment du conte fantastique, très difficile à croire. Lorsque je racontais l'histoire aux gens, ou du moins que j'essayais, ils se mettaient à rire : quoi, des symboles extraterrestres, un réacteur nucléaire ? Cela passe mieux avec Arnold, qui est lui-même plus grand que nature. Ses mains puissantes sur un symbole étrange sont plus crédibles que celles d'un autre comédien. Je crois que les scripts d'origine n'ont pas fonctionné parce que le personnage du début était trop ordinaire et en porte à faux avec la fin. Nous avons changé d'optique, prit un héros crédible et essayé de le présenter d'une façon propice à justifier tous ces muscles .

(Trad : Thomas Bauduret)

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