L'Homme
de Mars de
Guy de Maupassant - 1887
J'étais en train de
travailler quand mon domestique annonça "Monsieur,
c'est un monsieur qui demande à parler à monsieur.
- Faites entrer." J'aperçus un petit homme qui saluait.
II avait l'air d'un chétif maître d'études à
lunettes, dont le corps fluet n'adhérait de nulle part à
ses vêtements trop larges. Il balbutia "Je vous
demande pardon, monsieur, bien pardon de vous déranger."
Je dis "Asseyez-vous, monsieur." Il s'assit et
reprit "Mon Dieu, monsieur, je suis très troublé
par la démarche que j'entreprends. Mais il fallait absolument
que je visse quelqu'un, il n'y avait que vous... que vous... Enfin,
j'ai pris du courage... mais vraiment... je n'ose plus. - Osez
donc, monsieur. - Voilà, monsieur, c'est que, dès
que j'aurai commencé à parler, vous allez me prendre
pour un fou. - Mon Dieu, monsieur, cela dépend de ce
que vous allez me dire. - Justement, monsieur, ce que je vais
vous dire est bizarre. Mais je vous prie de considérer que
je ne suis pas un fou, précisément par cela même
que je constate l'étrangeté de ma confidence.
- Eh bien, monsieur, allez. - Non, monsieur, je ne suis pas
fou, mais j'ai l'air fou des hommes qui ont réfléchi
plus que les autres et qui ont franchi un peu, si peu, les barrières
de la pensée moyenne. Songez donc, monsieur, que personne
ne pense à rien dans ce monde. Chacun s'occupe de ses affaires,
de sa fortune, de ses plaisirs, de sa vie enfin, ou de petites bêtises
amusantes comme le théâtre, la peinture, la musique
ou la politique, la plus vaste des niaiseries, ou de questions industrielles.
Mais qui donc pense ? qui donc ! Personne ! Oh ! je m'emballe !
Pardon. Je retourne à mes moutons. "Voilà
cinq ans que je viens ici, monsieur. Vous ne me connaissez pas,
mais moi je vous connais très bien... Je ne me mêle
jamais au public de votre plage ou de votre casino. Je vis sur les
falaises. J'adore positivement ces falaises d'Etretat. Je n'en connais
pas de plus belles, de plus saines. Je veux dire saines pour l'esprit.
C'est une admirable route entre le ciel et la mer, une route de
gazon qui court sur cette grande muraille de rochers blancs et qui
vous promène au bord du monde, au bord de la terre, au-dessus
de l'Océan. Mes meilleurs jours sont ceux que j'ai passés,
étendu sur une pente d'herbe, en plein soleil, à cent
mètres au-dessus des vagues, à rêver. Me comprenez-vous
? - Oui, monsieur, parfaitement. - Maintenant, voulez-vous
me permettre de vous poser une question ? - Posez, monsieur.
- Croyez-vous que les autres planètes soient habitées
?" Je répondis sans hésiter et sans paraître
surpris "Mais, certainement, je le crois." Il fut
ému d'une joie véhémente, se leva, se rassit,
saisi par l'envie évidente de me serrer dans ses bras, et
il s'écria "Ah ! ah ! quelle chance ! quel bonheur
! je respire ! Mais comment ai-je pu douter de vous ? Un homme ne
serait pas intelligent s'il ne croyait pas que les mondes soient
habités. Il faut être un sot, un crétin, un
idiot, une brute, pour supposer que les milliards d'univers brillent
et tournent uniquement pour amuser et étonner l'homme, cet
insecte imbécile, pour ne pas comprendre que la terre n'est
rien qu'une poussière invisible dans la poussière
des mondes, que notre système tout entier n'est rien que
quelques molécules de vie sidérale qui mourront bientôt.
Regardez la voie lactée, ce fleuve d'étoiles, et songez
que ce n'est rien qu'une tache dans l'étendue qui est infinie.
Songez à cela seulement dix minutes et vous comprendrez pourquoi
nous ne savons rien. Nous ne connaissons qu'un point, nous ne savons
rien au-delà, rien au dehors , rien de nulle part, et nous
croyons, nous affirmons. Ah ! ah ! ah !!! S'il nous était
révélé tout à coup, ce secret de la
grande vie ultra-terrestre, quel étonnement !... Mais non...
mais non... je suis une bête à mon tour, nous ne le
comprendrions pas, car notre esprit n'est fait que pour comprendre
les choses de cette terre; il ne peut s'étendre plus loin,
il est limité, comme notre vie, enchaîné sur
cette petite boule qui nous porte et il juge tout par comparaison
Voyez donc, monsieur, comme tout le monde est sot, étroit
et persuadé de la puissance de notre intelligence, qui dépasse
à peine l'instinct des animaux. Nous n'avons même pas
la faculté de percevoir notre infirmité, nous sommes
faits pour savoir le prix du beurre et du blé et, au plus,
pour discuter sur la valeur de deux chevaux, de deux bateaux, de
deux ministres ou de deux artistes. "C'est tout.
Nous sommes aptes tout juste à cultiver la terre et à
nous servir maladroitement de ce qui est dessus. A peine commençons-nous
à construire des machines qui marchent, nous nous étonnons
comme des enfants à chaque découverte que nous aurions
dû faire depuis des siècles. Si nous avions été
des êtres supérieurs. Nous sommes encore entourés
d'inconnu, même en ce moment où il a fallu des milliers
d'années de vie intelligente pour soupçonner l'électricité.
Sommes-nous du même avis ? " Je répondis en
riant "Oui, monsieur. - Très bien, alors. Eh
bien, monsieur, vous êtes-vous quelque fois occupé
de Mars ? - De Mars ? -Oui, de la planète Mars ?
- Non, monsieur. - Vous ne la connaissez pas du tout ? -
Non, monsieur. - Voulez-vous me permettre de vous en dire quelques
mots ? - Mais oui, monsieur, avec grand plaisir. - Vous
savez sans doute que les mondes de notre système, de notre
petite famille, ont été formés par la condensation
en globes d'anneaux gazeux primitifs, détachés l'un
après l'autre de la nébuleuse solaire ? - Oui,
monsieur. - Il résulte de cela que les planètes
les plus éloignées sont les plus vieilles et doivent
être, par conséquent, les plus civilisées. Voici
l'ordre de leur naissance : Uranus, Saturne, Jupiter, Mars, la Terre,
Vénus, Mercure. Voulez-vous admettre que ces planètes
soient habitées comme la Terre ? - Mais certainement.
Pourquoi croire que la Terre est une exception ? - Très
bien. L'homme de Mars étant plus ancien que l'homme de la
Terre... Mais je vais trop vite. Je veux d'abord vous prouver que
Mars est habité. Mars présente à nos yeux à
peu près l'aspect que la Terre doit présenter aux
observateurs martiaux. Les océans y tiennent moins de place
et y sont plus éparpillés. On les reconnaît
à leur teinte noire parce que l'eau absorbe la lumière,
tandis que les continents la réfléchissent. Les modifications
géographiques sont fréquentes sur cette planète
et prouvent l'activité de sa vie. Elle a des saisons semblables
aux nôtres, des neiges au pôle que l'on voit croître
et diminuer suivant les époques. Son année est
très longue, six cent quatre-vingt-sept jours terrestres,
soit six cent soixantehuit jours martiaux décomposés
comme suit : cent quatrevingt-onze pour le printemps, cent quatre-vingt-un
pour l'été, cent quarante-neuf pour l'automne et cent
quarante-sept pour l'hiver. On y voit moins de nuages que chez nous.
I1 doit y faire par conséquent plus froid et plus chaud."
Je l'interrompis. "Pardon, monsieur, mais étant
beaucoup plus loin que nous du Soleil, il doit y faire toujours
plus froid, me semble-t-il." Mon bizarre visiteur s'écria
avec une grande véhémence "Erreur, monsieur
! erreur, erreur absolue ! nous sommes, nous autres, plus loin du
soleil en été qu'en hiver. Il fait plus froid sur
le sommet du Mont-Blanc qu'à son pied. Je vous renvoie d'ailleurs
à la théorie mécanique de la chaleur de Helmholtz
et de Schiaparelli. La chaleur du sol dépend principalement
de la quantité de vapeur d'eau que contient l'atmosphère.
Voici pourquoi : le pouvoir absorbant d'une molécule de vapeur
aqueuse est seize mille fois supérieur à celui d'une
molécule d'air sec; donc la vapeur d'eau est notre magasin
de chaleur; et Mars ayant moins de nuages doit être en même
temps beaucoup plus chaud et beaucoup plus froid que la terre.
-Je ne le conteste plus. - Fort bien. Maintenant, monsieur,
écoutez-moi avec grande attention, je vous prie. -Je
ne fais que cela, monsieur. - Vous avez entendu parler des fameux
canaux découverts en 1884 par M. Schiaparelli. - Très
peu. - Est-ce possible ! Sachez donc qu'en 1884, Mars se trouvant
en opposition et séparé de nous par une distance de
vingt-quatre millions de lieues seulement, M. Schiaparelli, un des
plus éminents astronomes de notre siècle et un des
observateurs les plus stars, découvrit tout à coup
une grande quantité de lignes noires droites ou brisées
suivant des formes géométriques constantes, et qui
unissaient à travers les continents les mers de Mars ! Oui,
oui, monsieur, des canaux rectilignes, des canaux géométriques,
d'une largeur égale sur tout leur parcours, des canaux construits
par des êtres ! Oui, monsieur, la preuve que Mars est habitée,
qu'on y vit, qu'on y pense, qu'on y travaille, qu'on nous regarde
! comprenez-vous, comprenez-vous ? "Vingt-six mois plus
tard, lors de l'opposition suivante, on a revu ces canaux, plus
nombreux, oui, monsieur. Et ils sont gigantesques, leur largeur
n'ayant pas moins de cent kilomètres. " Je souris
en répondant "Cent kilomètres de largeur.
Il a fallu de rudes ouvriers pour les creuser. - Oh, monsieur,
que dites-vous là ? Vous ignorez donc que ce travail est
infiniment plus aisé sur Mars que sur la Terre, puisque la
densité de ses matériaux constitutifs ne dépasse
pas le soixante-neuvième des nôtres ! L'intensité
de la pesanteur y atteint à peine le trente-septième
de la nôtre. "Un kilogramme d'eau n'y pèse
que trois cent soixante-dix grammes ! " Il me jetait ces
chiffres avec une telle assurance. avec une telle confiance de commerçant
qui sait la valeur d'un nombre, que je ne pus m'empêcher de
rire tout à fait et j'avais envie de lui demander ce que
pèsent, sur Mars, le sucre et le beurre. Il remua la
tête. "Vous riez, monsieur, vous me prenez pour un
imbécile après m'avoir pris pour un fou. Mais les
chiffres que je vous cite sont ceux que vous trouverez dans tous
les ouvrages spéciaux d'astronomie. Le diamètre est
presque moitié plus petit que le nôtre; sa surface
n'a que les vingt-six centièmes de celle du globe; son volume
est six fois et demi plus petit que celui de la Terre et la vitesse
de ses deux satellites prouve qu'il pèse dix fois moins que
nous. Or, monsieur, l'intensité de la pesanteur dépendant
de la masse et du volume, c'est-à-dire du poids et de la
distance de la surface au centre, il en résulte indubitablement
sur cette planète un état de légèreté
qui y rend la vie toute différente, règle d'une façon
inconnue pour nous les actions mécaniques et doit y faire
prédominer les espèces ailées. Oui, monsieur,
l'Etre Roi sur Mars a des ailes. Il vole, passe d'un continent à
l'autre, se promène, comme un esprit, autour de son univers
auquel le lie cependant l'atmosphère qu'il ne peut franchir,
bien que...

"Enfin, monsieur, vous
figurez-vous cette planète couverte de plantes, d'arbres
et d'animaux dont nous ne pouvons même soupçonner les
formes, et habitée par de grands êtres ailés
comme on nous a dépeint les anges ? Moi, je les vois voltigeant
au-dessus des plaines et des villes dans l'air doré qu'ils
ont là-bas. Car on a cru autrefois que l'atmosphère
de Mars était rouge comme la nôtre est bleue, mais
elle est jaune, monsieur, d'un beau jaune doré. "Vous
étonnez-vous maintenant que ces créatures-là
aient pu creuser des canaux larges de cent kilomètres ? Et
puis songez seulement à ce que la science a fait chez nous
depuis un siècle... depuis un siècle... et dites-vous
que les habitants de Mars sont peut-être bien supérieurs
à nous..." Il se tut brusquement, baissa les yeux,
puis murmura d'une voix très basse "C'est maintenant
que vous allez me prendre pour un fou... quand je vous aurai dit
que j'ai failli les voir... moi... l'autre soir. Vous savez, ou
vous ne savez pas, que nous sommes dans la saison des étoiles
filantes. Dans la nuit du 18 au 19, surtout, on en voit tous les
ans d'innombrables quantités; il est probable que nous passons
à ce moment-là à travers les épaves
d'une comète. "J'étais donc assis sur la
Mane-Porte, sur cette énorme jambe de falaise qui fait un
pas dans la mer et je regardais cette pluie de petits mondes sur
ma tête. Cela est plus amusant et plus joli qu'un feu d'artifice,
monsieur. Tout à coup, j'en aperçus un au-dessus de
moi, tout près, un globe lumineux transparent entouré
d'ailes immenses et palpitantes, ou du moins j'ai cru voir des ailes
dans les demi-ténèbres de la nuit. II faisait des
crochets comme un oiseau blessé, tournait sur lui-même
avec un grand bruit mystérieux, semblait haletant, mourant,
perdu. Il passa devant moi. On eût dit un monstrueux ballon
de cristal, plein d'êtres affolés à peine distincts,
mais agités comme l'équipage d'un navire en détresse
qui ne gouverne plus et roule de vague en vague. Et le globe étrange,
ayant décrit une courbe immense, alla s'abattre au loin dans
la mer, où j'entendis sa chute profonde pareille au bruit
d'un coup de canon. "Tout le monde, d'ailleurs, dans le
pays entendit ce choc formidable qu'on prit pour un éclat
de tonnerre. Moi seul j'ai vu... j'ai vu... S'ils étaient
tombés sur la côte près de moi, nous aurions
connu les habitants de Mars. Ne dites pas un mot, monsieur, songez,
songez longtemps et puis racontez cela un jour si vous voulez. Oui,
j'ai vu... j'ai vu... le premier navire aérien, le premier
navire sidéral lancé dans l'infini par des êtres
pensants... à moins que je n'aie assisté simplement
à la mort d'une étoile filante capturée par
la Terre. Car vous n'ignorez pas, monsieur, que les planètes
chassent les mondes errants de l'espace comme nous poursuivons,
ici-bas, les vagabonds. La Terre, qui est légère et
faible, ne peut arrêter dans leur route que les petits passants
de l'immensité." Il s'était levé,
exalté, délirant, ouvrant les bras pour figurer la
marche des astres. "Les comètes, monsieur, qui rôdent
sur les frontières de la grande nébuleuse dont nous
sommes des condensations, les comètes, oiseaux libres et
lumineux, viennent vers le soleil des profondeurs de l'Infini.
"Elles viennent traînant leur queue immense de lumière
vers l'astre rayonnant; elles viennent, accélérant
si fort leur course éperdue qu'elles ne peuvent joindre celui
qui les appelle; après l'avoir seulement frôlé,
elles sont rejetées à travers l'espace par la vitesse
même de leur chute. "Mais si, au cours de leur voyage
prodigieux, elles sont passées près d'une puissante
planète, si elles ont senti, déviées de leur
route, son influence irrésistible, elles reviennent alors
à ce maître nouveau qui les tient désormais
captives. Leur parabole illimitée se transforme en une courbe
fermée et c'est ainsi que nous pouvons calculer le retour
des comètes périodiques. Jupiter a huit esclaves,
Saturne une, Neptune aussi en a une, et sa planète extérieure
une également, plus une armée d'étoiles filantes...
Alors... Alors... J'ai peut-être vu seulement la Terre arrêter
un petit monde errant... "Adieu, monsieur, ne me répondez
rien, réfléchissez, réfléchissez, et
racontez tout cela un jour si vous voulez..." C'est fait.
Ce toqué m'ayant paru moins bête qu'un simple rentier.
Dans cette nouvelle,
pas de délire, pas de frisson, même pas
de peur. Mais l'envie de croire que l'Autre existe et
qu'on a failli le rencontrer. Maupassant s'est sans
doute inspiré d'un passage de "Terres du
ciel" de Flammarion, dont on retrouve là
toutes les données scientifiques précises,
à peine reformulées. L'astronome y disait,
entre autres : "II est bien probable qu'en raison
de la disposition toute particulière des choses,
la série zoologique martiale s'est développée
de préférence par la succession des espèces
ailées. La conclusion naturelle est que les espèces
animales supérieures y sont munies d'ailes."
Peut-être Maupassant avait-il eu aussi connaissance
d'un texte étrange, paru en 1865, signé
François-Henri Peudefer de Parville et intitulé
"Un habitant de la planète Mars ":
on y découvrait le cadavre calcifié d'un
extra-terrestre dont le tombeau, arraché au sol
de notre voisine par le choc d'un astéroïde,
était tombé sur Terre à l'époque
paléolithique. En tout cas, c'est le seul conte
d'inspiration purement scientifique de l'auteur du "Horla". "L'Homme de Mars" parut dans Paris-Noël
de l'hiver 1887-88, puis dans le supplément littéraire
de La Lanterne du 10 octobre 1899. Il ne fut pas repris
en volume, même du vivant de l'auteur, jusqu'en
1973 où Anne Richter présenta une édition
des "Contes fantastiques complets " chez Marabout.
Monique Lebailly, tous droits réservés.
La Science Fiction avant la SF : Anthologie de
l'imaginaire scientifique francais du romantisme à
la pataphysique. édition établie par
Monique Lebailly - 1989 Collection Griffures ,Ed.L'Instant
ISBN : 2869291434 |
Littérature
française "martienne" 1887-1943 Mars & SF © Jacques Garin 1998-2011
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