folio junior édition spéciale
1993 ( couverture par Christian Broutin et James Prunier, illustrations intérieures par Anne Bozellec )
© Gallimard, tous droits réservés .

Préface de Christian Grenier

C'est à la suite d'une discussion avec son frère Frank qu'Herbert George Wells aurait eu l'idée d'écrire La Guerre des mondes. Ils évoquaient ensemble les conséquences - catastrophiques pour les indigènes - de l'arrivée des Européens dans l'île de Tasmanie. Frank aurait alors déclaré à Herbert George : " Imagine que des êtres venus d'une autre planète se mettent à tomber du ciel et s'installent... "
La Guerre des mondes ne se résume pourtant pas à une simple parabole sur le colonialisme, encore moins au récit de la lutte des bons Terriens contre de méchants envahisseurs. Aucun manichéisme dans l'ouvrage de Wells : nulle part les Martiens ne sont présentés comme des êtres diaboliques ou cruels.
" Ils sont invulnérables. Ils sont impitoyables... "
- " Ni l'un, ni l'autre, peut-être ", répond l'auteur.
Conquérants au même titre que les hommes, sanguinaires par nécessité biologique, ce sont tout simplement des êtres différents ; et c'est, entre autres éléments, ce qui fait la force et la pérennité de cet ouvrage...

Wells n'était pas le premier à décrire une guerre interplanétaire. En l'an 180, le Grec Lucien de Samosate, dans son Histoire véritable, évoquait la lutte entre les Luniens et les Solaires. Quant aux extra-terrestres minimisant l'intelligence et les pouvoirs de l'homme, Voltaire les avait imaginés dans son Micromégas. Non : l'originalité incontestable et la puissance évocatrice du roman de Wells résident dans bien d'autres facteurs, notamment dans sa crédibilité.
Jusqu'à Wells, personne ne croyait vraiment à l'existence d'extra-terrestres. Les utopistes les dépeignaient avec les couleurs de la fantaisie et de l'imaginaire. Mais avec l'essor industriel, la vie sur Mars devint une éventualité scientifique. Le directeur de l'observatoire de Milan, Schiaparelli, déclara en 1892 déceler la présence de canaux rectilignes sur la planète rouge. Se ralliant à ses thèses, Flammarion publia son ouvrage : "Mars et ses conditions d'habitabilité". En 1893 et 1894, les astronomes Lowell, Douglass, Pickering et Slipher contribuèrent à dresser la carte complète d'un . réseau hydrographique martien " imaginaire" - il se révéla quelques dizaines d'années plus tard le fruit d'illusions d'optique dues à la mauvaise qualité des lentilles des instruments.
Mais l'idée était dans l'air ; les scientifiques comme les lecteurs étaient préparés à l'hypothèse d'une vie intelligente sur Mars, vie adaptée aux conditions astronomiques et climatiques particulières déjà connues ou pressenties à la fin du XIXe siècle : densité faible, atmosphère raréfiée, eau presque inexistante... Connaissant ces facteurs scientifiques, se servant des récentes doctrines évolutionnistes, Wells faisait des Martiens des êtres semblables à ce que l'homme (aux yeux de la science de l'époque) aurait pu devenir dans quelques millions d'années : des individus essentiellement dotés d'un cerveau et de mains, dénués de cheveux, de nez, de dents, d'oreilles, de menton, de sexe, privés aussi du " besoin de dormir " et des " émotions tumultueuses " propres aux hommes contemporains.
Mais venant à l'appui de cette crédibilité scientifique seulement accessible au lecteur averti, c'est la vraisemblance romanesque qui allait constituer la vraie force de La Guerre des mondes, illustrant mieux qu'avec n'importe quel autre ouvrage la définition de la science-fiction suggérée par Michel Butor, . un fantastique ancré dans un réalisme .. Ce qui est proposé au lecteur n'est pas un roman, mais un véritable journal (l'auteur, qui ne révèle jamais son nom, écrit à la première personne) émaillé de mille détails quotidiens qui renforcent l'aspect vécu de l'histoire.
Wells a dédaigné le spectaculaire, le grandiose, au profit d'un réalisme que n'aurait pas renié Flaubert, l'attitude des badauds pour qui l'arrivée des cylindres constitue un but de promenade ; celle du marchand de rafraîchissements qui profite de l'aubaine et s'installe sur place, l'habile évocation du laitier, celle du paysage paisible et familier au sein duquel sont tombés ces objets venus d'un autre monde, tout concourt à maintenir le lecteur dans une ambiance domestique qui va peu à peu lui faire admettre, dans une implacable progression, une série de situations inacceptables ou hors du commun. Les Martiens n'apparaissent d'abord pas dangereux ; les scientifiques cherchent à " protéger contre toute tentative de violence les étranges créatures " (le laitier n'ajoute-t-il pas " On tâchera de ne pas les tuer . ? " )
Quant aux autorités militaires, à l'image de la presse lente et mal informée, elles méjugent l'événement.

C'est insensiblement que l'horreur s'installe, au moyen d'anecdotes insolites qui créent le décalage avec la réalité propre à la science-fiction ou au fantastique : un inconnu s'adresse à l'auteur sans se présenter ; un soldat choqué se met à pleurer et à sangloter comme un enfant ; à Londres, un policeman hurle en secouant le marteau d'une porte : " Ils viennent! Les Martiens vont venir ! " ; un premier président à la Cour est abandonné dans la foule de l'exode, un vicaire égoïste et mesquin est gagné par la démence...
Si bien que le lecteur, progressivement conditionné, admet et visualise sans mal cette image d'apocalypse
" Un Martien apparut par-delà la tour de l'Horloge et disparut en aval."
Le choix des personnages que côtoie l'auteur du récit n'est pas dû au hasard : après que les scientifiques bienveillants ont été balayés par les Martiens, l'anarchie et la folie renversent les derniers bastions de la société organisée : l'armée, la police, l'État, et l'église... Dans ce monde réduit au chaos, où le héros cède parfois à la panique et au désespoir, une femme fait preuve de courage et de lucidité tandis que l'artilleur rescapé crée un ordre nouveau qui, dans un discours visionnaire, préfigure le fascisme : " Les inutiles, les encombrants, les malfaisants succomberont. Ils devraient mourir, oui, ils devraient mourir de bonne volonté. Après tout, il y a une sorte de déloyauté à s'obstiner à vivre pour gâter la race."
À d'étranges prémonitions se mêlent des naïvetés inhérentes à une époque où la mécanique domine : les Martiens possèdent " le secret du vol " - donc, l'invulnérabilité militaire ; leurs engins, comme celui qui permet aux personnages de Jules Verne d'aller " de la Terre à la Lune ", sont des obus géants, épais, dont le couvercle se dévisse... Présentés comme technologiquement très avancés, les Martiens ne sont, conformément aux espoirs industriels de l'époque, que d'excellents sidérurgistes : dans une atmosphère fumeuse, ils fabriquent des barres d'aluminium, assemblent de grands mécanismes dénués de roues qui reproduisent la marche des animaux. Comment ne pas sourire devant ces " bruits de marteaux " qui illustrent leurs préparatifs, devant ce petit Martien qui, tel un cycliste, descend . réparer sa machine " ?
Comment, par contre, ne pas être surpris par cette prescience de la robotisation, voire de la cybernétique (" La machine allait seule, sans être nullement dirigée par un Martien "), par la description de ces " machines intelligentes ", ces " monstrueux êtres de métal " qui offrent l'image primitive d'un androïde ou d'un cyborg, union contre nature de l'homme et de la mécanique ? Comment ne pas être frappé par la description de ces mystérieux engins, " une chose pareille à un couvercle de plat ", " douée d'un vif mouvement de rotation ", cet . objet plat, large et vaste, qui décrivit une courbe immense ", cette " grande machine volante plate, vaste et insolite ", qui préfigurent les hypothétiques soucoupes volantes ainsi baptisées et aperçues pour la première fois un demi-siècle après la parution de l'ouvrage de Wells ? Comment ne pas voir, dans " la fumée noire ", l'ancêtre des gaz meurtriers de la Première Guerre mondiale ou celui des germes de la guerre bactériologique ? Comment ne pas deviner, dans le " rayon ardent ", le futur rayon laser (" Certains pensent qu'ils parviennent, d'une manière quelconque, à produire une chaleur intense dans une chambre de non-conductivité pratiquement absolue. ")
Enfin, on trouve rassemblés dans ce roman presque tous les thèmes chers à la science-fiction ou au fantastique : la fin du monde, quand l'auteur, debout dans un jardin, croit que l'humanité a été entièrement détruite et qu'il reste le seul être humain à avoir survécu ; l'horreur, quand le tentacule du Martien palpe le vide, à la recherche de l'homme qui a trouvé refuge dans la laverie. Lorsque, bloqués dans la maison en ruine, les deux emmurés sont " aveuglés par un éclat de vive lumière verte ", surgissent chez le lecteur des scènes du film "Rencontre du troisième type" ; quand le tripode martien, en trois enjambées, ramasse les fuyards et les saisit, apparait la silhouette du futur " King-Kong "...
Vaisseaux, machines, robots, télépathie... Cette oeuvre porte en elle les ingrédients dont se nourrissent les romans du futur " Âge d'or " américain.
- " Qui sont ces Martiens ? " demande le vicaire.
- "Qui sommes-nous ? " lui répond aussitôt l'auteur.
La Guerre des mondes pourrait être résumée dans cette double interrogation métaphysique. Espèce intelligente et conquérante, les Martiens symbolisent, face à l'Homme ancré dans son milieu, le corps étranger qui tente vainement de forcer l'évolution, de la plier à son avantage. Mais " les Martiens étaient déjà irrévocablement condamnés, mourant et se corrompant à mesure qu'ils s'agitaient. C'était inévitable. L'homme a payé, au prix de millions et de millions de morts, sa possession héréditaire du globe terrestre ; il lui appartient contre tous les intrus, et il serait encore à lui, même si les Martiens étaient dix fois plus puissants. Car l'homme ne vit ni ne meurt en vain ".
Leçon à double sens. Wells lançait peut-être un avertissement inconscient ou déguisé aux forces colonisatrices qui seraient contraintes, dans un avenir plus ou moins lointain, de reculer face à un occupant faible mais important en nombre, et attaché depuis des millénaires à son sol. Aujourd'hui, son roman pourrait prendre une résonance plus écologique. Car l'homme lui nême a parfois tendance à se transformer en Martien sur sa propre Terre où il tente d'imposer sa violente empreinte. Plus patientes et plus tenaces, plus anciennes aussi, d'autres espèces pourraient fort bien survivre à cette race humaine irrévocablement condamnée, qui meurt et se corrompt à mesure qu'elle s'agite -à moins qu'elle n'y prenne garde et perde " cette sereine confiance en l'avenir qui est la plus féconde source de la décadence ".

© Christian Grenier-1993


Retour à La Guerre des Mondes