Le Pays de Cocagne - 1990 - Take back plenty


 

Extrait du roman (p.17-19)

Ils sortirent ensemble dans la nuit froide et poussiéreuse.

Bien que le défilé fût depuis longtemps terminé, il y avait encore beaucoup de monde sur l'eau.
Des gamins avaient organisé un combat naval avec des radeaux de planches fixées sur des bidons en plastique, des couples se promenaient en barque, des péniches passaient lentement. Sur le débarcadère, devant le Ruban de Moebius, une douzaine de personnes prenaient le frais en bavardant, un verre à la main. Une petite vedette rapide était amarrée à un poteau rouge et blanc. L'oiseau vert vola droit vers elle à la lueur des lunes jumelles.
Celles-ci brillaient sur le désert et sur la steppe, sur les colonies polaires et les canyons au fond desquels coulaient les canaux larges et profonds. Elles coloraient les déserts, baignaient les pampas, scintillaient sur les mines de verre, miroitaient sur les lacs d'algues des cités enchevêtrées. Elles éclairaient les arènes de Barsoom et argentaient les pelouses de Bradbury. Sans discrimination, elles illuminaient les sombres blocs monolithiques de la vieille ville et l'arrogant et fiévreux fouillis de la nouvelle, observant sans commentaires la façon dont elle s'étalait par-delà les vestiges du dôme démantelé.
Ébahie de sa bonne fortune, Tabatha s'assit à l'arrière du bateau qui fendait les eaux crasseuses sous le regard acide d'un mur vidéo. Mars, songeait-elle, n'était plus que l'ombre d'elle-même : l'argent s'était enfui. À peine quelques années plus tôt, Schiaparelli était encore une matrice multiculturelle pleine de vie, un carrefour cosmopolite du système solaire, où toutes les races clientes des Capelliens coexistaient dans une bruyante harmonie, ou qu'elles traversaient, marchandant, en route pour les caravansérails du Sud. A présent, les bus de touristes côtoyaient les caïques et les fardiers de l'Alcazar, les souvenirs importés surchargeaient les étagères des boutiques de prêts sur gages fréquentées jadis, les lendemains de cuite, par des spatios titubants qui serraient contre leur coeur magnétos et accordéons.
Tabatha l'aimait assez comme ça, même si elle se rappelait des jours meilleurs, il n'y avait pas si longtemps, quand, dans les bodegas, les orchestres de jazz jouaient presque assez fort pour couvrir le furieux vacarme des vieux prospecteurs d'épices en train de jouer au mah-jong. On pouvait dormir partout où il faisait assez chaud et même les flics ne venaient pas vous déloger. En vous réveillant, à l'aube, vous découvriez un lama errant en train de fouiller dans votre poche et un groupe de marchands de paillettes thrants qui installaient leur étal autour de votre lit.
Enfilant vos bottes, vous cligniez des yeux et partiez en trébuchant à travers le souk, volant un chapati à une vieille femme, avant de vous engager sous les arcades en suivant l'odeur du café fraîchement torréfié. Les gens se penchaient aux fenêtres pour bavarder avec les passants. En travers des cent quatre-vingt-dix-neuf bassins secondaires, leur linge coloré pendait, raide, dans le froid mordant du petit matin. Au moment où vous traversiez le Pont de Cuivre, le soleil apparaissait au-dessus des toits, jaune vif dans un ciel cannelle. Des robots ravitailleurs filaient rapidement sur l'eau, bourdonnant pour eux-mêmes. Plus loin, dans les jardins Hamishawari, les fontaines s'éveillaient.
Pour les humains qui, une fois qu'ils purent maîtriser l'espace, avaient préféré le sillonner plutôt que de traîner en orbite pour y bâtir, Mars et ses lunes tournoyantes avaient été le premier objectif. Des mains capelliennes dirigeaient les opérations, des machines capelliennes se chargeaient de la construction, mais c'était par et pour les humains de la Terre, sa plus proche voisine, que la grande entreprise de mise en valeur de Mars avait été lancée. On pouvait comprendre l'ardeur qui animait ces pionniers. Soudain, une nouvelle planète tout entière était accessible. Et non seulement accessible, mais disponible, inoccupée, déserte. Abandonnée.
Il est difficile de se l'imaginer, maintenant que la Planète Rouge patauge jusqu'aux genoux dans les répliques de silicite et les reconstitutions sentimentales d' " Anciens " qui doivent plus à l'imagination qu'à l'archéologie, mais, à l'époque du Grand Pas, les seuls vestiges d'une race autrefois fière d'architectes et d'ingénieurs étaient les grands canaux.
Malgré leur taille impressionnante, ils étaient dans un triste état, leur cours était ensablé, leur lit fissuré et leurs rives délabrées par des siècles de durs et longs hivers martiens. Après les avoir suivis dans le dédale de vallées où ils disparaissaient parmi le chaos rocheux des terres pouilleuses, les premiers explorateurs étaient repartis bredouilles, incapables de percer le mystère. Seul l'oeil expert de leur conseiller capellien avait pu détecter où, dans ce désert de schiste et de basalte, pouvait se dissimuler une trace du monde perdu. Suivant la direction de son doigt, ils s'étaient enfoncés dans le désert aride et avaient creusé le sable. C'était alors, et seulement alors, que les vastes dalles et les blocs cyclopéens de la cité enfouie avaient été ramenés à la lumière.
Ils l'avaient enfermée sous un dôme pour empêcher les tempêtes de sable d'entrer et l'atmosphère toute neuve de s'enfuir. Sur le reste de la planète, ils avaient escaladé les volcans de Tharsis, drainé le bassin d'Argyre et abattu des forêts entières dans la plaine du Roseau Rouge. Ici vous bénéficiiez d'une gravité avec laquelle vous pouviez vous colleter, ici l'horizon était assez proche pour qu'en tendant la main vous le touchiez. Grâce aux primitifs générateurs de microclimat qui commençaient tout juste à sortir des usines orbitales de Domino Valparaiso, ils avaient donné un coup de fouet à l'écologie assoupie. Un saguaro chétif s'était mis à pousser sur les dunes couleur de rouille. A leur retour en ville, les prospecteurs parlaient d'oasis herbeuses, repartaient dans le désert, découvraient l'engelure martienne.
Les années étaient longues, la population cosmopolite et, si le climat était âpre, eh bien, cela n'ajoutait-il pas un zeste de danger à l'entreprise? La présence des superviseurs capelliens et des policiers éladeldis ne paraissait pas si étouffante quand les occasions de se faire tuer ne manquaient pas. Si une grande partie du Rio Maas avait été ouverte par schooner des sables plutôt que par avion et chenillette, c'était exactement pour la même raison : parce que c'était une façon de procéder nettement plus dangereuse. Les marins qui se faisaient surprendre par le blizzard de sable ou qui chaviraient dans le Goulet de Mithridate étaient rarement secourus. Les superviseurs le déconseillaient. "  Ils connaissaient les risques ", disaient-ils en secouant tristement leur grosse tête. Une célèbre affiche de l'époque pour le recrutement des immigrants montre un petit enfant humain portant une énorme paire de bottes pour adulte couvertes de sable rouge. C'est peut-être sentimental, mais cette image rend bien l'exaltation qu'éprouvait l'humanité à se lancer dans une aventure qui la dépassait... provisoirement.

Cependant que sait-on des Martiens, cette race de titans disparue? Guère davantage, même de nos jours, que ne le proclame l'architecture de l'antique Schiaparelli. C'était effectivement des Titans, à en juger par leurs constructions, qui tiraient pleinement avantage de la faible gravité. Ils étaient grands et forts, et ils avaient de vastes et audacieux projets. Ils bâtissaient en pierre, en fer et en brique. Si la lumière naturelle n'était manifestement pas un élément de confort qui les préoccupait beaucoup, quelques-unes des rares ouvertures informes qui hurlent dans le vent portent encore trace de vitrages; ailleurs, on peut voir des tentatives primitives et pas totalement infructueuses de constructions en béton armé.
Nous ne savons toujours pas trop à quoi étaient destinés ces bâtiments. Ce n'était certainement pas des habitations. Si érodés soientils par les sables turbulents et glacés qui ont tout arasé, leurs murs et leurs plafonds gardent des traces de décoration : des alignements de formes rectangulaires gravées et parfois incrustées que de nombreux experts ont formellement identifiés comme étant une écriture, bien qu'aucune traduction vraiment plausible n'ait jamais pu être proposée.
Les Martiens étaient, si nous pouvons tenter de déduire leur caractère de l'observation des portiques, des cuves asséchées, des oubliettes et des souterrains obstrués, de l'aspect fonctionnel de leurs escaliers, de leurs chéneaux et de leurs canalisations, aussi bien que des célèbres canaux eux-mêmes, un peuple sérieux et résolu, déterminé dans ses entreprises, peu enclin aux écarts ou à la frivolité. En dehors de cela, il serait vain de notre part de spéculer davantage. Les soixante-sept ruines de la plaine de Barsoom communément dénommées "  temples " peuvent fort bien avoir été des lieux de culte. Elles peuvent tout aussi bien avoir été des casernes, des quartiers d'isolement pour les malades mentaux ou les victimes d'épidémies, ou bien des camps de vacances pour citadins. Il n'y a pas le moindre début de preuve que de terribles fauves aient été sacrifiés rituellement dans les arènes ou que de sveltes jeunes esclaves aient été immolées sur les autels de menaçantes divinités.
Qu'est-il arrivé aux Martiens? Où sont-ils passés? Si les superviseurs capelliens en avaient la moindre idée, ils ne l'ont jamais dit. Sur Terre, de mauvais esprits, cloués au sol par obligation ou par obstination, murmuraient que les Capelliens savaient depuis le début ce qu'on allait trouver sur Mars, et pourquoi. Certains, peutêtre non sans malice, affirmaient que c'était Capella qui avait détruit Mars, Dieu savait combien de millénaires plus tôt.
Grande nécropole silencieuse au coeur de la cité grouillante, les antiques bunkers vides et les silos déserts projettent toujours leur ombre immense sur les rues de pierre et les canaux luisants. Ténébreuses, sépulcrales, leurs entrailles témoignent en silence de leurs architectes disparus. Les archéologues y avaient pendant quelque temps dressé un campement inconfortable, avant de s'installer dans les bourgades qui avaient proliféré aux alentours. La vieille cité avait été abandonnée pour la deuxième fois, livrée aux romantiques, aux théoriciens, aux étrangers de passage et aux chiens. Les adolescents avaient pris l'habitude de s'y rendre pour tourner en rond sur les quais avec leurs buggies. Une fois adultes, ils avaient continué à s'y retrouver pour d'énormes fêtes dans les entrepôts.
Tabatha leva les yeux sur les murailles cyclopéennes de pierre rose hautes de centaines de mètres qui disparaissaient dans le noir. Entre elles, des poutres et des chéneaux de fer noir couraient telles de gigantesques routes enjambant des abîmes vertigineux. Elle aurait pu sans problème poser l'Alice Liddell sur n'importe laquelle d'entre elles.
La vedette poursuivit son chemin le long des appontements déserts des énormes et lugubres bâtisses. Des lumières brillaient çà et là. De la musique et des voix parvenaient par bouffées des navires de plaisance ancrés sur les eaux pourpres. Le gémissement rauque du moteur éveillait un écho mat.
Ils s'amarrèrent dans un bassin sous un ciel aussi noir que du sang caillé et s'avancèrent sur un ponton vers le tablier d'un énorme quai. Dans l'obscurité, le bassin ressemblait à une sombre flaque de vin au fond de laquelle Deimos aurait scintillé telle une perle gigantesque. Des gens se pressaient sur le quai à l'entrée d'un entrepôt plein de nourriture, de boissons et d'air frais, d'où leur parvenaient les échos d'un assourdissant ragapillon.

© tous droits réservés

  Retour à la fiche