Extrait
du roman (p.17-19)
Ils
sortirent ensemble dans la nuit froide et poussiéreuse.
Bien
que le défilé fût depuis longtemps terminé, il y avait
encore beaucoup de monde sur l'eau. Des gamins avaient
organisé un combat naval avec des radeaux de planches
fixées sur des bidons en plastique, des couples se promenaient
en barque, des péniches passaient lentement. Sur le
débarcadère, devant le Ruban de Moebius, une douzaine
de personnes prenaient le frais en bavardant, un verre
à la main. Une petite vedette rapide était amarrée à
un poteau rouge et blanc. L'oiseau vert vola droit vers
elle à la lueur des lunes jumelles. Celles-ci brillaient
sur le désert et sur la steppe, sur les colonies polaires
et les canyons au fond desquels coulaient les canaux
larges et profonds. Elles coloraient les déserts, baignaient
les pampas, scintillaient sur les mines de verre, miroitaient
sur les lacs d'algues des cités enchevêtrées. Elles
éclairaient les arènes de Barsoom et argentaient les
pelouses de Bradbury. Sans discrimination, elles illuminaient
les sombres blocs monolithiques de la vieille ville
et l'arrogant et fiévreux fouillis de la nouvelle, observant
sans commentaires la façon dont elle s'étalait par-delà
les vestiges du dôme démantelé. Ébahie de sa bonne
fortune, Tabatha s'assit à l'arrière du bateau qui fendait
les eaux crasseuses sous le regard acide d'un mur vidéo.
Mars, songeait-elle, n'était plus que l'ombre d'elle-même
: l'argent s'était enfui. À peine quelques années plus
tôt, Schiaparelli était encore une matrice multiculturelle
pleine de vie, un carrefour cosmopolite du système solaire,
où toutes les races clientes des Capelliens coexistaient
dans une bruyante harmonie, ou qu'elles traversaient,
marchandant, en route pour les caravansérails du Sud.
A présent, les bus de touristes côtoyaient les caïques
et les fardiers de l'Alcazar, les souvenirs importés
surchargeaient les étagères des boutiques de prêts sur
gages fréquentées jadis, les lendemains de cuite, par
des spatios titubants qui serraient contre leur coeur
magnétos et accordéons. Tabatha l'aimait assez comme
ça, même si elle se rappelait des jours meilleurs, il
n'y avait pas si longtemps, quand, dans les bodegas,
les orchestres de jazz jouaient presque assez fort pour
couvrir le furieux vacarme des vieux prospecteurs d'épices
en train de jouer au mah-jong. On pouvait dormir partout
où il faisait assez chaud et même les flics ne venaient
pas vous déloger. En vous réveillant, à l'aube, vous
découvriez un lama errant en train de fouiller dans
votre poche et un groupe de marchands de paillettes
thrants qui installaient leur étal autour de votre lit. Enfilant
vos bottes, vous cligniez des yeux et partiez en trébuchant
à travers le souk, volant un chapati à une vieille femme,
avant de vous engager sous les arcades en suivant l'odeur
du café fraîchement torréfié. Les gens se penchaient
aux fenêtres pour bavarder avec les passants. En travers
des cent quatre-vingt-dix-neuf bassins secondaires,
leur linge coloré pendait, raide, dans le froid mordant
du petit matin. Au moment où vous traversiez le Pont
de Cuivre, le soleil apparaissait au-dessus des toits,
jaune vif dans un ciel cannelle. Des robots ravitailleurs
filaient rapidement sur l'eau, bourdonnant pour eux-mêmes.
Plus loin, dans les jardins Hamishawari, les fontaines
s'éveillaient. Pour les humains qui, une fois qu'ils
purent maîtriser l'espace, avaient préféré le sillonner
plutôt que de traîner en orbite pour y bâtir, Mars et
ses lunes tournoyantes avaient été le premier objectif.
Des mains capelliennes dirigeaient les opérations, des
machines capelliennes se chargeaient de la construction,
mais c'était par et pour les humains de la Terre, sa
plus proche voisine, que la grande entreprise de mise
en valeur de Mars avait été lancée. On pouvait comprendre
l'ardeur qui animait ces pionniers. Soudain, une nouvelle
planète tout entière était accessible. Et non seulement
accessible, mais disponible, inoccupée, déserte. Abandonnée. Il
est difficile de se l'imaginer, maintenant que la Planète
Rouge patauge jusqu'aux genoux dans les répliques de
silicite et les reconstitutions sentimentales d' "
Anciens " qui doivent plus à l'imagination qu'à
l'archéologie, mais, à l'époque du Grand Pas, les seuls
vestiges d'une race autrefois fière d'architectes et
d'ingénieurs étaient les grands canaux. Malgré leur
taille impressionnante, ils étaient dans un triste état,
leur cours était ensablé, leur lit fissuré et leurs
rives délabrées par des siècles de durs et longs hivers
martiens. Après les avoir suivis dans le dédale de vallées
où ils disparaissaient parmi le chaos rocheux des terres
pouilleuses, les premiers explorateurs étaient repartis
bredouilles, incapables de percer le mystère. Seul l'oeil
expert de leur conseiller capellien avait pu détecter
où, dans ce désert de schiste et de basalte, pouvait
se dissimuler une trace du monde perdu. Suivant la direction
de son doigt, ils s'étaient enfoncés dans le désert
aride et avaient creusé le sable. C'était alors, et
seulement alors, que les vastes dalles et les blocs
cyclopéens de la cité enfouie avaient été ramenés à
la lumière. Ils l'avaient enfermée sous un dôme pour
empêcher les tempêtes de sable d'entrer et l'atmosphère
toute neuve de s'enfuir. Sur le reste de la planète,
ils avaient escaladé les volcans de Tharsis, drainé
le bassin d'Argyre et abattu des forêts entières dans
la plaine du Roseau Rouge. Ici vous bénéficiiez d'une
gravité avec laquelle vous pouviez vous colleter, ici
l'horizon était assez proche pour qu'en tendant la main
vous le touchiez. Grâce aux primitifs générateurs de
microclimat qui commençaient tout juste à sortir des
usines orbitales de Domino Valparaiso, ils avaient donné
un coup de fouet à l'écologie assoupie. Un saguaro chétif
s'était mis à pousser sur les dunes couleur de rouille.
A leur retour en ville, les prospecteurs parlaient d'oasis
herbeuses, repartaient dans le désert, découvraient
l'engelure martienne. Les années étaient longues,
la population cosmopolite et, si le climat était âpre,
eh bien, cela n'ajoutait-il pas un zeste de danger à
l'entreprise? La présence des superviseurs capelliens
et des policiers éladeldis ne paraissait pas si étouffante
quand les occasions de se faire tuer ne manquaient pas.
Si une grande partie du Rio Maas avait été ouverte par
schooner des sables plutôt que par avion et chenillette,
c'était exactement pour la même raison : parce que c'était
une façon de procéder nettement plus dangereuse. Les
marins qui se faisaient surprendre par le blizzard de
sable ou qui chaviraient dans le Goulet de Mithridate
étaient rarement secourus. Les superviseurs le déconseillaient.
" Ils connaissaient les risques ", disaient-ils
en secouant tristement leur grosse tête. Une célèbre
affiche de l'époque pour le recrutement des immigrants
montre un petit enfant humain portant une énorme paire
de bottes pour adulte couvertes de sable rouge. C'est
peut-être sentimental, mais cette image rend bien l'exaltation
qu'éprouvait l'humanité à se lancer dans une aventure
qui la dépassait... provisoirement.
Cependant
que sait-on des Martiens, cette race de titans disparue?
Guère davantage, même de nos jours, que ne le proclame
l'architecture de l'antique Schiaparelli. C'était effectivement
des Titans, à en juger par leurs constructions, qui
tiraient pleinement avantage de la faible gravité. Ils
étaient grands et forts, et ils avaient de vastes et
audacieux projets. Ils bâtissaient en pierre, en fer
et en brique. Si la lumière naturelle n'était manifestement
pas un élément de confort qui les préoccupait beaucoup,
quelques-unes des rares ouvertures informes qui hurlent
dans le vent portent encore trace de vitrages; ailleurs,
on peut voir des tentatives primitives et pas totalement
infructueuses de constructions en béton armé. Nous
ne savons toujours pas trop à quoi étaient destinés
ces bâtiments. Ce n'était certainement pas des habitations.
Si érodés soientils par les sables turbulents et glacés
qui ont tout arasé, leurs murs et leurs plafonds gardent
des traces de décoration : des alignements de formes
rectangulaires gravées et parfois incrustées que de
nombreux experts ont formellement identifiés comme étant
une écriture, bien qu'aucune traduction vraiment plausible
n'ait jamais pu être proposée. Les Martiens étaient,
si nous pouvons tenter de déduire leur caractère de
l'observation des portiques, des cuves asséchées, des
oubliettes et des souterrains obstrués, de l'aspect
fonctionnel de leurs escaliers, de leurs chéneaux et
de leurs canalisations, aussi bien que des célèbres
canaux eux-mêmes, un peuple sérieux et résolu, déterminé
dans ses entreprises, peu enclin aux écarts ou à la
frivolité. En dehors de cela, il serait vain de notre
part de spéculer davantage. Les soixante-sept ruines
de la plaine de Barsoom communément dénommées "
temples " peuvent fort bien avoir été des
lieux de culte. Elles peuvent tout aussi bien avoir
été des casernes, des quartiers d'isolement pour les
malades mentaux ou les victimes d'épidémies, ou bien
des camps de vacances pour citadins. Il n'y a pas le
moindre début de preuve que de terribles fauves aient
été sacrifiés rituellement dans les arènes ou que de
sveltes jeunes esclaves aient été immolées sur les autels
de menaçantes divinités. Qu'est-il arrivé aux Martiens?
Où sont-ils passés? Si les superviseurs capelliens en
avaient la moindre idée, ils ne l'ont jamais dit. Sur
Terre, de mauvais esprits, cloués au sol par obligation
ou par obstination, murmuraient que les Capelliens savaient
depuis le début ce qu'on allait trouver sur Mars, et
pourquoi. Certains, peutêtre non sans malice, affirmaient
que c'était Capella qui avait détruit Mars, Dieu savait
combien de millénaires plus tôt. Grande nécropole
silencieuse au coeur de la cité grouillante, les antiques
bunkers vides et les silos déserts projettent toujours
leur ombre immense sur les rues de pierre et les canaux
luisants. Ténébreuses, sépulcrales, leurs entrailles
témoignent en silence de leurs architectes disparus.
Les archéologues y avaient pendant quelque temps dressé
un campement inconfortable, avant de s'installer dans
les bourgades qui avaient proliféré aux alentours. La
vieille cité avait été abandonnée pour la deuxième fois,
livrée aux romantiques, aux théoriciens, aux étrangers
de passage et aux chiens. Les adolescents avaient pris
l'habitude de s'y rendre pour tourner en rond sur les
quais avec leurs buggies. Une fois adultes, ils avaient
continué à s'y retrouver pour d'énormes fêtes dans les
entrepôts. Tabatha leva les yeux sur les murailles
cyclopéennes de pierre rose hautes de centaines de mètres
qui disparaissaient dans le noir. Entre elles, des poutres
et des chéneaux de fer noir couraient telles de gigantesques
routes enjambant des abîmes vertigineux. Elle aurait
pu sans problème poser l'Alice Liddell sur n'importe
laquelle d'entre elles. La vedette poursuivit son
chemin le long des appontements déserts des énormes
et lugubres bâtisses. Des lumières brillaient çà et
là. De la musique et des voix parvenaient par bouffées
des navires de plaisance ancrés sur les eaux pourpres.
Le gémissement rauque du moteur éveillait un écho mat. Ils
s'amarrèrent dans un bassin sous un ciel aussi noir
que du sang caillé et s'avancèrent sur un ponton vers
le tablier d'un énorme quai. Dans l'obscurité, le bassin
ressemblait à une sombre flaque de vin au fond de laquelle
Deimos aurait scintillé telle une perle gigantesque.
Des gens se pressaient sur le quai à l'entrée d'un entrepôt
plein de nourriture, de boissons et d'air frais, d'où
leur parvenaient les échos d'un assourdissant ragapillon.
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