Mythologies de Roland Barthes
(1970)
Martiens Le mystère des
Soucoupes Volantes a d'abord été tout terrestre: on
supposait que la soucoupe venait de l'inconnu soviétique,
de ce monde aussi privé d'intentions claires qu'une autre
planète. Et déjà cette forme du mythe contenait
en germe son développement planétaire; si la soucoupe
d'engin soviétique est devenue si facilement engin martien,
c'est qu'en fait la mythologie occidentale attribue au monde communiste
l'altérité même d'une planète: l'URSS
est un monde intermédiaire entre la Terre et Mars.
Seulement, dans son devenir, le merveilleux a changé de sens,
on est passé du mythe du combat à celui de jugement.
Mars en effet, jusqu'à nouvel ordre, est impartial: Mars
vient sur terre pour juger la Terre, mais avant de condamner, Mars
veut observer, entendre. La grande contestation Urss-Usa est donc
désormais sentie comme un état coupable, parce que
ici le danger est sans mesure avec le bon droit; d'où le
recours mythique à un regard céleste, assez puissant
pour intimider les deux parties. Les analystes de l'avenir pourront
expliquer les éléments figuratifs de cette puissance,
les thèmes oniriques qui la composent: la rondeur de l'engin,
le lisse de son métal, cet état superlatif du monde
que serait une matière sans couture; a contrario, nous comprenons
mieux tout ce qui dans notre champ perceptif participe au thème
du Mal: les angles, les plans irréguliers, le bruit, le discontinu
des surfaces. Tout cela a déjà été minutieusement
posé dans les romans d'anticipation, dont la psychose martienne
ne fait que reprendre à la lettre les descriptions.
Ce qu'il y a de plus significatif, c'est que Mars est implicitement
douée d'un déterminisme historique calqué sur
celui de la Terre. Si les soucoupes sont les véhicules de
géographes martiens venus observer la configuration de la
Terre, comme l'a dit tout haut je ne sais quel savant américain,
et comme sans doute beaucoup le pensent tout bas, c'est que l'histoire
de Mars a mûri au même rythme que celle de notre monde,
et produit des géographes dans le même siècle
où nous avons découvert la géographie et la
photographie aérienne. La seule avance est celle du véhicule
lui-même, Mars n'étant ainsi qu'une Terre rêvée,
douée d'ailes parfaites comme dans tout rêve d'idéalisation.
Probablement que si nous débarquions à notre tour
en Mars telle que nous l'avons construite, nous n'y trouverions
que la Terre elle-même, et entre ces deux produits d'une même
Histoire, nous ne saurions démêler lequel est le nôtre.
Car pour que Mars en soit rendue au savoir géographique,
il faut bien qu'elle ait eu, elle aussi, son Strabon, son Michelet,
son Vidal de La Blache et, de proche en proche, les mêmes
nations, les mêmes guerres, les mêmes savants et les
mêmes hommes que nous. La logique oblige qu'elle
ait aussi les mêmes religions, et bien entendu, singulièrement
la nôtre, à nous Français. Les Martiens, a dit
Le Progrès de Lyon, ont eu nécessairement un Christ;
partant ils ont aussi un pape (et voilà d'ailleurs le schisme
ouvert): faute de quoi ils n'auraient pu se civiliser au point d'inventer
la soucoupe interplanétaire. Car, pour ce journal, la religion
et le progrès technique étant au même titre
des biens précieux de la civilisation, l'une ne peut aller
sans l'autre: Il est inconcevable, y écrit-on, que des êtres
ayant atteint un tel degré de civilisation qu'ils puissent
arriver jusqu'à nous par leurs propres moyens, soient «païens».
Ils doivent être déistes, reconnaissant l'existence
d'un dieu et ayant leur propre religion. Ainsi toute cette
psychose est fondée sur le mythe de l'Identique, c'est-à-dire
du Double. Mais ici comme toujours, le Double est en avance, le
Double est Juge. L'affrontement de l'Est et de l'Ouest n'est déjà
plus le pur combat du Bien et du Mal, c'est une sorte de mêlée
manichéiste, jetée sous les yeux d'un troisième
Regard; il postule l'existence d'une Sur-Nature au niveau du ciel,
parce que c'est au ciel qu'est la Terreur: le ciel est désormais,
sans métaphore, le champ d'apparition de la mort atomique.
Le juge naît dans le même lieu où le bourreau
menace. Encore ce Juge - ou plutôt ce Surveillant
- vient-on de le voir soigneusement réinvesti par la spiritualité
commune, et différer fort peu, en somme, d'une pure projection
terrestre. Car c'est l'un des traits constants de toute mythologie
petite-bourgeoise, que cette impuissance à imaginer l'Autre.
L'altérité est le concept le plus antipathique au
«bon sens». Tout mythe tend fatalement à un anthropomorphisme
étroit, et, qui pis est, à ce que l'on pourrait appeler
un anthropomorphisme de classe. Mars n'est pas seulement la Terre,
c'est la Terre petite-bourgeoise, c'est le petit canton de mentalité,
cultivé (ou exprimé) par la grande presse illustrée.
A peine formée dans le ciel, Mars est ainsi alignée
par la plus forte des appropriations, celle de l'identité.
Ce texte
est extrait de Mythologies de Roland Barthes. (1970) Copyright Editions
du Seuil.
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