Mars dans un verre de vin
par ROBERT F. YOUNG
ILLUSTRÉ PAR Gray MORROW
Il aspirait à rejoindre un monde mort depuis des milliers d'années,
et pour y accéder, il était prêt à tout sacrifier de son monde actuel.
Alonzo Shepard, Contrôleur des Archives Géologiques, fit une
dernière inscription sur la fiche de renseignements de la Deucalionis
Regio, replaça la fiche dans le dossier D. R. et poussa celui-ci
à travers le bureau des archives vers sa secrétaire. " A
classer, Miss Fromm, et ce sera tout pour aujourd'hui - il est presque
minuit. "
Miss Fromm était une Martienne - c'est-à-dire qu'elle appartenait
à la première génération qui avait vu le jour sur Mars, et se considérait
comme une autochtone. Shepard, qui résidait sur la planète depuis
un peu moins d'une année terrestre, se considérait comme parasite.
Malgré sa prétendue lignée martienne, il estimait que Miss Fromm
l'était aussi. Tout en l'observant tandis qu'elle traversait la
salle des archives et insérait le dossier dans le classeur automatique,
il la comparait aux femmes exquises qui avaient vécu sur Mars des
millénaires auparavant, à l'âge d'or de sa glorieuse civilisation.
Des peintures restaurées les immortalisaient dans la section martienne
du Musée Métropolitain de l'Art. Grande, bien balancée - étant,
selon ses propres termes, " un véritable monument de
sex-appeal " - Miss Fromm souffrait horriblement de l'épreuve
qu'il lui faisait subir et dont chaque douloureux instant réjouissait
l'examinateur. Il était venu sur Mars pour aider au développement
des vignobles martiens, mais ceux-ci ne donneraient jamais de fruits
et Miss Fromm était un des petits renards qui avaient abîmé les
pieds de vigne.
Ayant classé le dernier dossier d'un geste machinal, elle revint
au bureau et regarda son chef par-dessus le dispositif d'enregistrement
électronique. Elle ne montrait aucun signe de fatigue, malgré les
longues et fastidieuses heures supplémentaires qu'elle venait d'abattre.
Comme toujours, sa chevelure noire et lustrée, rejetée en arrière,
était soigneusement coiffée, comme toujours l'éclat de ses prunelles
grises reflétait une nature énergique et passionnée. Comme toujours,
ses joues avaient un teint d'un rose naturel qui était le signe
d'une santé de fer.
- " Dois-je vous apporter votre manteau, Mr. Shepard
? Vous semblez éreinté. "
Agacé, il alla le chercher lui-même. Il avait horreur d'être
chouchouté, surtout par Miss Fromm. Ayant éteint les lumières de
la salle des archives, il l'accompagna jusqu'à l'ascenseur et ils
descendirent rapidement au rez-de-chaussée du Building de Géologie
à Edom 1. Puis ils sortirent dans la rue déserte.
Shepard hésita. C'était la première fois que Miss Fromm faisait
des heures supplémentaires avec lui. Par conséquent, c'était la
première fois qu'ils sortaient ensemble de l'immeuble. Devait-il
lui proposer de l'accompagner jusqu'à chez elle ou non ? Les malfaiteurs
ne couraient pas les rues à Edom 1, mais l'heure était tardive et
des ivrognes pouvaient traîner dans les parages.
Il attaqua le problème obliquement, espérant tourner la difficulté.
" Miss Fromm, est-il prudent que vous rentriez seule chez
vous ? "
Elle rit, découvrant des dents de devant un peu écartées. . "'habite
un appartement à deux pas d'ici - je ne suis pas comme vous. Mr.
Shepard, qui préférez vivre à la campagne, en dépit du bon sens
et de la commodité. "
Non, elle n'était pas comme lui - et il n'était pas comme elle,
et il s'en félicitait grandement !
Néanmoins, sa réflexion le vexa.
" Le bon sens et la commodité ne sont pas tout dans
la vie, Miss Fromm. "
Elle ignora l'observation. " Au fait, pourquoi ne m'accompagneriez-vous
pas à la maison? Ainsi vous serez sûr que j'y suis bien arrivée
et nous pourrons prendre un verre chez moi tout en regardant la
télé. "
C'était là justement ce qu'il redoutait. " Si je faisais
cela je pourrais manquer mon dernier métro. "
- " Dernier métro... métro de trop ! Pourquoi voudriez-vous
rentrer chez vous quand vous pouvez coucher avec un véritable monument
de sex-appeal tel que moi ? "
Il était habitué au franc-parler brutal de Miss Fromm, l'ayant
comme secrétaire depuis qu'elle travaillait au Bureau de Recherches
Géologiques, c'est-à-dire depuis trois mois du calendrier martien;
mais cette fois il lui sembla qu'elle dépassait les bornes. "
Ce n'est pas une façon de parler pour une jeune fille convenable,
Miss Fromm. "
- " Si, c'est la bonne façon quand elle est Martienne et
que l'homme à qui elle parle va l'épouser. "
- " Je vous ai déjà dit que je ne voulais me marier avec
personne ! "
- " Pourtant vous changerez d'avis quand vous vous rendrez
compte de la bonne affaire que
vous feriez avec moi. J'ai quatre-vingt seize, soixante-huit
et quatre-vingt-dix-neuf de mensurations. Ma taille est d'un mètre
soixantedouze et je pèse cinquante-huit kilos. Toute nue. "
Il soupira. Elle lui avait déjà donné auparavant ses mesures.
C'était une coutume chez les jeunes Martiennes de procéder ainsi
et, après le premier choc que cela lui avait causé, il en avait
pris son parti. Néanmoins, il restait catégoriquement hostile à
cette coutume.
- " Ne comprenez-vous donc pas, Miss Fromm, qu'en
décomposant votre corps en chiffres vous le dépréciez ? Ne comprenezvous
donc pas que, lorsque l'on approche le beau sexe par des nombres,
on lui dérobe son dernier vestige de romanesque ? "
Elle rit de nouveau, découvrant ses dents de devant légèrement
écartées. On eût presque dit qu'elle était fière de cette imperfection.
" Que savez-vous sur le romanesque, Mr. Shepard ? "
- " Je sais qu'il est mort sur Mars et cela depuis
des millénaires! Je sais que les contrôleurs qui se préoccupent
de la sécurité de leurs secrétaires ont la tête aussi enflée que
les lunes de Mars! Bonne nuit, Miss Fromm. "
Il fit demi-tour et s'éloigna. Pendant un moment ce fut le silence
derrière lui ; puis il entendit le clac-clac de ses hauts talons,
tandis qu'elle prenait la direction de son logement. Bientôt le
bruit se perdit au loin.
Quel culot de sa part, se dit-il, d'insinuer que lui n'y connaissait
rien au romanesque! Encore tout retourné par son insolente remarque,
il poursuivit son chemin vers le Terminus du Métro Edom 1. Il faudrait
bien qu'il prenne une décision au sujet de Miss Fromm.
Il s'arrêta en passant vis-à-vis d'un des emplacements clôturés
des ruines martiennes, autour desquelles Edom 1 avait été construit.
Peut-être qu'une minute de recueillement devant leur beauté lui
ferait oublier ses blessures d'amour-propre. Derrière la palissade
aux piquets plastiques, des colonnes délicatement cannelées dressaient
leurs pâles fûts sous la clarté des étoiles. Une émouvante tour
tronquée semblait vouloir atteindre la bulle brillante de la lune
la plus éloignée, suspendue très haut au-dessus du dôme transparent
et pressurisé qui recouvrait la cité, en la protégeant du froid.
Les pavés ronds d'une cour vieille de plusieurs millénaires gisaient
comme des frondes d'argent sur le sol sacré.
Invariablement, lorsqu'il contemplait les ruines des monuments
martiens, Shepard évoquait ceux qui furent leurs habitants. En ce
moment même il se représentait les Martiens qui avaient vécu ici.
Grands, gracieux, leurs nobles visages reflétant de nobles pensées,
ils flânaient calmement au clair de lune, dans la bienheureuse ignorance
des vilaines implantations terrestres qui allaient jaillir comme
de mauvaises herbes dans le jardin de leur glorieuse cité. Certains
portaient des livres métalliques et les lisaient en déambulant.
D'autres formaient des groupes, conversant dans un murmure de voix
mélodieuses. D'autres encore se tenaient à l'écart, les yeux levés
vers le ciel, en une silencieuse méditation. Aucun d'eux n'avait
jamais eu connaissance, dans sa poursuite de concepts élevés, des
métropoles aux vilains dômes qui avaient poussé comme des champignons
sur des fondations d'origine archéologique; ni des hordes d'hommes
et de femmes venus de la Terre pour recueillir les pro. duits, compiler
des renseignements et vivre sur les restes d'une civilisation dont
ils étaient indignes de baiser les pieds ; ni des gens qui se soûlaient
dans des cafés de bas étage, à l'ombre d'anciens édifices de la
science, et qui défonçaient des clôtures pour faire l'amour dans
les nefs jadis sacro-saintes de temples anciens; tous ces individus
qui, de mille autres manières, violaient, souillaient, contaminaient
et profanaient les souvenirs attristés et brillants de Mars.
2
Il y avait un café juste au bout de la rue. Laissant les ruines
derrière lui, Shepard le dépassa d'un pas vif, essayant d'ignorer
les rires obscènes qui en fusaient, le tintement des verres et le
cliquetis stupide des machines à sous; les gémissements et cliquetis
des fantoches actionnés à la main sur les murs.
Shepard avait rêvé de grandes choses pour Mars. Oui, il l'avait
fait.
Dans son idée il avait vu les peuples de la Terre bâtir une brillante
civilisation nouvelle sur les ruines de l'ancienne, en prenant pour
modèle la race depuis longtemps éteinte, afin de se hausser à un
niveau plus élevé. Il aurait dû être meilleur juge. Il aurait dû
savoir que les peuples inférieurs n'essayent pas de s'élever au
niveau des peuples supérieurs - mais qu'ils tentent de tirer ceux-ci
vers le bas, à leur propre niveau. Et il aurait dû savoir que partout
où il y a des vignobles il y a aussi des petits renards. Mais il
n'était pas averti de toutes ces choses en arrivant sur Mars, les
yeux pleins d'étoiles. Maintenant ces étoiles s'étaient changées
en cendres et son amertume n'avait pas de bornes.
Le Terminus du Métro était juste devant lui. Il s'y dirigea à
grandes enjambées. Comme la plupart
des constructions à Edom 1, c'était un monstrueux édifice en
verre s'élevant à une demi-douzaine d'étages au-dessus de la rue.
Toutefois, à l'encontre des autres bâtiments, il se prolongeait
également d'une demi-douzaine d'étages au-dessous de la rue. Ceux-ci
formaient les réseaux des lignes de pneumo-cars souterrains rayonnant
vers les quatre autres cités sous globe de Mars et dans les inter-villes
également sous globe qui avaient poussé entre elles. Les cités avaient
la population approximative d'Edom 1, soit 15000 habitants, et la
plus proche - Edom 2 - s'étendait à moins de cent vingt kilomètres
à l'ouest. Quant aux autres, elles étaient situées respectivement
plus au sud, à l'ouest et au nord, et, de même que Edom 1 et Edom
2, portaient les noms des régions où elles se trouvaient. Shepard
habitait à mi-chemin entre Edom 1 et Edom 2, à Sands, l'une des
intervilles sous globe que desservaient les deux communautés.
Il aurait pu trouver un appartement confortable à une distance
qui lui aurait permis de se rendre à pied à son travail, mais il
en avait décidé autrement. Il y avait peu de choses à voir à la
surface de Mars, privée d'oxygène, mais ce peu pouvait être beaucoup
mieux vu d'une localité de banlieue que d'une cité.
Le Terminus était presque désert. La plupart des gens qui travaillaient
pour des compagnies aux fallacieuses raisons sociales, passant systématiquement
au crible les sables rouges de Mars pour en extraire des minerais,
des pierres précieuses ou n'importe quoi dont on puisse faire de
la grosse galette, tous ces gens-là étaient chez eux à cette heure
tardive, en train de regarder de vieux navets terrestres sur les
écrans de la TV. Quant à ceux qui n'étaient pas rentrés, la plupart
d'entre eux faisaient la tournée des cafés et autres lieux de plaisir.
Ayant pris un journal du soir au kiosque du Terminus, Shepard
descendit les escaliers jusqu'au palier 6. Il fut contrarié d'avoir
manqué le dernier express Edom I-Edom II, qui venait de partir,
et d'être obligé de prendre un omnibus. Un coup d'oeil sur le tableau
électronique des horaires lui apprit que l'omnibus en question était
dédoublé, que le premier pneumo-car n' 29-A partait du Quai 8 à
0 h 20 et que le deuxième, le n° 29-B, quittait le même quai une
heure plus tard. L'horloge du palier 6 lui indiqua qu'il avait moins
de soixante secondes pour monter en voiture.
Il fila comme un zèbre le long des quais, glissa une pièce dans
le tourniquet automatique accédant au n° 8, s'y engouffra et courut
vers la double portière du pneumo-car n° 29-A.
" Red Rock, Sunset, Sands, Acreage, Moraine, Arroyo et Edom
II, en voiture ! " annonçait le haut-parleur électronique,
tandis qu'il montait en coup de vent. Alors les valves d'air sifflèrent,
la porte se ferma et le véhicule se mit en marche.
Shepard savait qu'il avait été le dernier voyageur au départ
du Terminus. A présent il put constater qu'il était aussi le seul
du pneumo-car. Les deux longues banquettes qui bordaient la voiture
sans fenêtres, étanche à l'air, étaient vides. Il s'assit sur la
banquette de droite et déplia son journal. Le pneumo-car accélérait
rapidement; toutefois, sa vitesse était réglée de manière à rester
bien en-dessous du palier maximum de sécurité. On n'entendait aucun
bruit, excepté, parfois, les faibles soupirs de l'échappement d'air
comprimé.
Il parcourut distraitement la première page de son journal. Elle
contenait l'habituel charabia. Le Département des Ingénieurs de
l'Automobile était à la veille de mettre au point un filtre d'hydro-carbure
qui permettrait aux Martiens de conduire des voitures sans s'asphyxier,
ni asphyxier leurs concitoyens. Le Bureau des Hydroponiques allait
lancer sur le marché une nouvelle série d'aliments synthétiques.
Le prix de la vie sur Mars avait augmenté de 1,2 % Les Nouvelles
Nations-Unies avaient adopté une résolution suivant laquelle, désormais,
la lune de la Terre serait réservée comme cimetière pour les Terriens
Illustres. Shepard bâilla et mit son journal sur la banquette.
" Red Rock, " entonna le hautparleur. "
Les voyageurs pour Red Rock descendent. "
Le métro ralentit, s'arrêta en douceur. La portière s'ouvrit,
les valves sifflèrent. Puis la porte se referma et le pneumo-car
se remit en route, Shepard étant toujours son unique passager.
Il bâilla de nouveau. Quand le véhicule commença à ralentir quelques
secondes après avoir repris sa vitesse précédente, il crut d'abord
qu'il s'était assoupi. Soudain il y eut une légère secousse, puis
: " Kandzkaza, " glapit le haut-parleur. "
Kandzkaza. "
Shepard sursauta sur son siège. Il n'y avait aucune station nommée
" Kandzkaza " sur l'indicateur du Terminus. Au surplus,
Sunset aurait dû être le prochain arrêt. Puis Sands, Acreage, Moraine
et Arroyo.
La porte s'ouvrit, les valves sifflèrent et une fille monta.
Simultanément un effluve étrange, bien qu'attirant et familier,
emplit le véhicule. Si Shepard n'avait su que c'était impossible,
il aurait juré que c'était une bouffée d'air frais.
La fille était de grande taille - bien que ce ne fût pas selon
les standards pléthoriques de Miss Fromm - et de lignes gracieuses
et souples. Ses cheveux jacinthe étaient partagés par le milieu
et tombaient sur ses épaules, jetant des reflets bleus évanescents.
Elle avait un visage ovale, aux traits délicats - en un mot exquis.
Sa peau était légèrement rubescente.
Sa tenue intrigua Shepard presque autant que sa personne. Son
principal vêtement était une transparente jupe bleue qui descendait
- ou plutôt flottait - à mi-cuisses. Elle était pailletée de minuscules
pierreries qui miroitaient quand elle marchait, en produisant l'effet
d'une légère mais éblouissante chute de neige. Un corsage de même
tissu à paillettes recouvrait ses seins, soulignant sans exagérer
leurs formes pleines, et, juste sous son épaule gauche, elle portait
une broche irisée. Ses souliers - ou plutôt ses sandales - en matière
dorée, étaient fermement maintenus à ses pieds par de fins lacets
dorés qui s'enroulaient le long de la courbe gracieuse de ses mollets.
Un petit sac de cuir pendait par une courroie à son épaule gauche
- sans doute un porte-documents ou une bourse, ou les deux à la
fois.
3
L'unique regard stupéfait qu'elle lui accorda, en s'asseyant
sur la banquette opposée, signifiait clairement que Shepard cadrait
aussi mal dans sa conception des choses qu'elle-même dans celle
de Shepard. Puis la portière se referma et le pneumo-car se remit
en marche. L'effluve étrange qui avait pénétré en même temps que
la fille fut dissipé par un flux d'air stérile provenant des orifices
du plafond. " De l'air artificiel ", comme l'appelait
Shepard. Partout où l'on allait sur Mars on ne respirait que cela,
et cette invention de l'homme ressemblait à tout, sauf à de l'air
naturel.
Par courtoisie Shepard avait détourné ses yeux de la fille et
maintenant il commençait à douter de son existence. Etait-elle vraiment
montée dans le métro à Kandzkaza ou bien n'était-elle que la réalisation
d'un souhait, une fiction créée dans les brumes de son subconscient
? Mais quand il regarda de nouveau vers le bas-côté du compartiment,
elle était toujours là, et il finit par conclure qu'elle devait
revenir d'une sorte de bal costumé.
Mais de quelle sorte? Et déguisée en quoi? En princesse martienne
de l'antiquité ? Mais pourquoi n'avait-elle pas emporté de manteau
pour lui tenir chaud sur le chemin du retour et couvrir sa quasi-nudité
?
Le pneumo-car, une fois de plus, ralentissait. " Wistaria,
" lança le haut-parleur d'une voix stridente. " Wistaria.
"
Wistaria ?
Il n'y avait pas plus de Wistaria sur la ligne Edom 1 - Edom
2 qu'il n'y avait de Kandzkaza. Au surplus, quelque chose n'allait
pas avec la " voix " du haut-parleur. Le mécanisme électronique
était censé réciter d'une manière concise les stations d'arrêt -
mais non de les crier comme une harengère appelant son mari à la
soupe.
La portière s'ouvrit ; les valves sifflèrent; la fille se leva
pour descendre. De nouveau l'effluve remplit la voiture. II était
imprégné d'une sorte de douceur... d'une douceur nostalgique...
Soudain Shepard sut ce que c'était. Il avait reconnu la douceur
des vignobles en automne - la douceur des grappes mûrissant sur
leurs ceps.
Fallait-il croire que les habitants de Wistaria cultivaient des
pieds de vigne sous leur dôme figé ?
En tout cas, ils cultivaient de bien belles filles.
Il éprouva une poignante sensation de perte quand elle franchit
la porte et disparut à sa vue. Il eut l'impression qu'on lui avait
offert une coupe magique et que, s'il avait eu la présence d'esprit
de la porter à ses lèvres, il l'aurait trouvée remplie jusqu'aux
bords de ces pures délices dont il avait toujours rêvé, sans pouvoir
jamais les découvrir. A ce moment, il aperçut quelque chose d'irisé
sur la banquette où elle s'était assise et il sut qu'il n'était
pas trop tard pour porter la coupe à ses lèvres, après tout, ni
pour en absorber le contenu magique.
II fit un pas dans le couloir et ramassa l'objet irisé. C'était
la broche qu'elle avait portée audessus de son coeur. Les rouges,
les jaunes, les verts et les bleus glacés lui jaillirent aux yeux
et l'éblouirent. Dans leur arc-en-ciel brouillé il eut la vision
d'une chevelure jacinthe, d'un visage à la beauté classique... Il
bondit vers la portière et sauta sur le quai de la station, en criant
: " Attendez ! "
Mais il ne la vit nulle part.
Il s'arrêta. Derrière lui, les valves sifflèrent. La porte se
ferma et le véhicule repartit.
II se sentit tout bête. Dieu sait le temps qu'il lui faudrait
attendre pour monter dans le pneumocar suivant, qui ne le ramènerait
peut-être chez lui qu'au petit matin.
Or l'effluve l'environnait maintenant et c'était comme l'odeur
de la terre natale dont les marins parlaient entre eux lorsqu'ils
abordaient une île tropicale, après de longues semaines en mer -
une odeur dont vous aviez toujours ignoré l'existence jusqu'à ce
que vous reveniez chez vous et la retrouviez; une odeur que vous
juriez de ne plus laisser filer entre vos doigts... et puis que
vous oubliiez, parce que son omniprésence émoussait à la longue
votre sensibilité fraîchement retrouvée.
Mais moi je n'ai pas été en mer, songeait Shepard. Et même si
j'y avais été, cette station est à une bonne distance d'une île.
C'est une cave sous une interville - une cave où les gens qui n'ont
jamais été en mer prennent des pneumométros, en descendent et n'abordent
jamais dans une île de leur vie.
Il se rendit compte que l'air était devenu froid. Froid, pur
et vivifiant. Il leva machinalement les yeux sur l'écriteau de la
station. Il était de forme trapézoïdale, avec l'inscription : )-(/-(-/)-).
)-(/-(-/)-) ?
Shepard déglutit. C'était, à son avis, une façon farfelue d'écrire
Wistaria.
Il s'aperçut alors qu'il y avait d'autres anomalies. A première
vue il s'agissait d'une station de métro de type courant, mais il
y avait partout des points de détail qui différaient. Ainsi, le
tourniquet formait une grille aux ciselures gravées, s'ouvrant dans
un mur pareillement ouvragé. Le sol, au lieu d'être en ciment, était
de cristal. Enfin, il n'y avait pas d'escaliers. A leur place, une
rampe munie d'un garde-fou s'élevait en spirale dans une ouverture
ménagée au plafond comme un puits.
Crispé, Shepard franchit la grille et s'approcha de la rampe.
Il commença à l'escalader jusqu'au palier supérieur, à l'affût de
quelque signe de vie.
Il n'y en avait aucun.
Le palier supérieur débouchait justement en surface et il émergea
dans la clarté des étoiles. Un vent lui souffla en pleine figure
- un vent glacé. Il frissonna. Non point parce que le vent était
froid, mais parce que Wistaria n'avait pas de dôme.
En toute logique il aurait dû être déjà mort depuis cinq minutes
- les poumons éclatés, le sang gelé sur ses lèvres, le corps virant
au bleu. Mais il n'était pas mort. II ne s'était jamais senti aussi
vivant depuis sa naissance.
A sa gauche, dans le lointain, là où aurait dû se situer la coupole
d'Edom 1, une étrange cité s'élevait. Il apercevait des tours, par
centaines, par milliers. Elles se dressaient, pâles à la lueur des
étoiles. Argentées par les rayons de la lune la plus éloignée. Ces
tours monumentales émergeaient parmi une masse de constructions,
non moins impressionnantes, sans doute, mais estompées par l'ombre
et la distance Et cette ville exotique, qui n'avait pas de raison
d'être, était ceinturée de façon continue par d'autres constructions
encore, plus petites que celles de la cité proprement
dite, et qui donnaient l'illusion d'un vaste patio circulaire.
Lui faisant face dans la direction opposée, Shepard vit une autre
cité, plus lointaine - située, celle-là, à l'emplacement où aurait
dû se trouver Edom 2. C'était la sueur jumelle - ou sinon la cousine
- de la première.
Il se tenait à l'entrée d'un petit village. Wistaria - oui, sûrement
Wistaria. En tout, une agglomération dune douzaine de bâtisses,
la plupart plongées dans l obscurité. Six d un coté de la rue, six
de l'autre.
La rue était plutôt une route qui émergeait de vignobles, traversait
le village et s enfonçait dans d'autres vignobles. Des plants de
vigne, on en voyait partout, à perte de vue, s'alignant en rangs
serrés sous le ciel orné d'étoiles. Le parfum de leurs fruits mûrs
ou mûrissants était presque accablant. Au loin luisait le large
ruban d'une rivière. Non, ce n'était pas une rivière, mais un canal.
Chancelant dans la nuit claire, Shepard se demandait s'il était
le jouet d'une illusion ou bien s'il faisait un rêve. Il ne pouvait
en être autrement. Rien ne poussait plus sur Mars, depuis des millénaires.
La seule eau courante se trouvait dans les régions polaires ou dans
les pipe-lines alimentant les cités et les intervilles sous globes.
Il n'y avait pas d'autres cités que Edom 1, Edom 2, Cydonia, Aeolis
et Pandora. Il n'existait aucun village.
Phobos se levait à l'ouest et commençait sa course à travers
le ciel. Maintenant, les maisons du petit village qui n'avait pas
de raison d'être avaient deux ombres.
Shepard aussi avait deux ombres.
Une fille marchait dans la rue du village. Elle tenait une lampe
de poche allumée, qu'elle braquait vers le sol. La fille du métro!
Elle cherchait sûrement sa broche, ne se doutant pas qu'elle l'avait
perdue dans le pneumo-car. Il leva le bijou devant ses yeux pour
l'examiner à la lueur changeante du clair de lune.
II passa son doigt sur ces étranges pierreries extra-terrestres.
Elles étaient tout à fait réelles. Réelles aussi étaient la nuit
et les étoiles, les lointaines cités et les vignes innombrables,
ainsi que la fille qui marchait dans la rue du village. Il s'avança
vers elle, ses deux ombres se déplaçant sur le sol. Elle eut un
léger sursaut en entendant le bruit de ses pas et projeta sa lumière
sur son visage.
4
Il lui tendit la broche. " Vous l'avez perdue sur
la banquette. "
Elle la lui prit et baissa sa lampe de poche. Elle dit quelque
chose dont il ne put comprendre un traître mot. Il secoua la tête.
" Je parle l'anglais, l'espagnol et le français. "
Puis il prononça quelques mots dans chacune de ces langues, sans
succès.
L'inconnue sembla perplexe. Elle parla de nouveau dans sa langue
et il secoua de nouveau la tête. Finalement, elle recourut aux gestes.
Ayant montré du doigt le puits qui accédait à la station du métro,
elle secoua la tête à son tour, en écartant très largement les paumes
de ses mains. Cela signifiait, comprit-il, qu'il n'arriverait plus
de pneumo-cars avant pas mal de temps. Elle lui toucha ensuite le
bras, en désignant la rue dans la direction d'où elle était venue,
et il comprit qu'elle désirait qu'il l'accompagne.
Pourquoi pas? Il suivit la route côte à côte avec elle, en se
demandant comment elle pouvait supporter l'air froid de la nuit,
si légèrement vêtue. Dans un sens, le climat lui rappelait le Japon
en automne. Il y faisait également froid, après le coucher du soleil,
et humide - très humide. Mais cela venait de la proximité de la
mer et des montagnes. Or, il n'y avait pas de montagnes ici, pas
plus qu'il n'y avait de mer - du moins il ne pensait pas qu'il y
en eût. Il y avait un canal, pourtant, et des collines. Il apercevait
celles-ci au-delà du village, basses, couvertes de petits arbres
que le vent agitait, sous les rayons changeants des deux lunes.
Et puis, il y avait les majestueuses cités, les vignobles verdoyants,
la douce senteur des grappes mûres ou mûrissantes. Enfin, dans
l'enchantement de la nuit martienne, il y avait aussi cette
fille qui marchait à son côté.
Les maisons, elles aussi, lui rappelaient le Japon. Elles
étaient à un étage et couvraient de grandes superficies de terrain.
Il imagina des cours intérieures, avec des fleurs poussant le
long de sentiers caillouteux, et de féeriques fontaines scintillantes.
Ils ne tardèrent pas à arriver devant sa maison. La fille mit
son index devant ses lèvres, pour le prier sans équivoque de
ne pas faire de bruit, et il en conclut que ses parents s'étaient
retirés pour la nuit.
Là-dessus, elle déverrouilla une porte à glissière et le
fit entrer dans une pièce spacieuse, qui devait être moitié
cuisine et moitié salle de séjour. Des globes bleus alignés
au plafond assuraient l'éclairage. Il y avait un carrelage de
briques orange et les murs, d'un bois sombre, étaient lambrissés
des mêmes briques. Trois fenêtres, toutes ouvertes, donnaient
sur la rue. Au-dessus de la porte à glissière, il y avait une
fenêtre fermée. Tout au fond, une deuxième porte accédait à
la partie arrière de la maison. Au milieu de la pièce il y avait
une table et deux bancs de pierre.
La fille désigna un de ces bancs à Shepard, qui s'y installa.
Elle lui servit du vin.
Quel vin était-ce là? Certes, il ne ressemblait à aucun de
ceux qu'il avait pu boire auparavant. Il coulait comme une douce
flamme dans son gosier et réchauffait ensuite agréablement son
estomac. Il sentit une nouvelle acuité de ses perceptions, une
clarté sans précédent de sa pensée. Son hôtesse, qui avait pris
place vis-à-vis de lui, l'invita par gestes à retirer son manteau.
Il refusa aussi poliment qu'une mimique le lui permettait :
non seulement les fenêtres étaient ouvertes, mais il n'y avait
pas de chauffage dans la maison et il avait froid. Il s'était
contenté d'ôter son chapeau. Elle le prit et l'examina avec
curiosité. Puis elle sourit et montra le haut de sa tête, en
murmurant quelque chose qui voulait sûrement dire : " Nous
autres, Martiens, n'aurions jamais eu l'idée de nous affubler
d'un ornement aussi ridicule ! Sur ce, il se montra du doigt
et dit : " Alonzo Shepard. " Elle se présenta
de la même façon, en disant: " Thandora "
Thandora... Ce nom cadrait bien avec la magie du moment.
Sa seule consonance évoquait ces petites lunes visibles dans
le ciel, ces tours exquises dans les lointains empourprés, ce
canal luisant qui coulait à travers les verdoyantes vignes,
cet arome de grappes mures où mûrissantes, qui vous obsédait.
Le passé...
Car c'était le passé. Forcément. C'était la planète Mars
d'hier - celle que ses contemporains avides exhumaient et exploitaient
pour tout ce qu'il avait de valable. La Mars qui aurait dû inciter
les Terriens à tourner une nouvelle page et commencer à se mettre
en quête de champs d'action plus élevés. La Mars qui était responsable,
dans un sens, des ruines qu'il avait contemplées une petite
demi-heure auparavant. Or, sans savoir comment, il avait franchi
à contre-sens la barrière du temps et rebroussé chemin à travers
les âges vers une rive incomparable.
Il se souvint de la légère secousse que le pneumo-car avait
eue juste avant d'arriver à Kandzkaza et se rappela le changement
de " voix " du haut-parleur. Peut-être que,
dans ce temps-là, les voyages interurbains s'effectuaient également
au moyen de galeries souterraines. En raison d'une concordance
fortuite de la longueur du tunnel Kandzkaza-Wistaria passé avec
celle du tunnel Sunset-Sands présent et de la coïncidence concomitante
des horaires, un décalage avait pu se produire et le pneumo-car
n° 29-A venait de voyager dans le passé sur une partie du parcours
Edom 1 - Edom 2 de 0 h 20. Il avait servi de moyen de transport
aux voyageurs de deux époques différentes. A moins qu'il y ait
eu un pneumocar correspondant dans le passé, les deux véhicules
s'étant confondus pendant la durée de la coïn cidence. Ce qui
expliquerait le changement de " voix " du hautparleur.
Ce n'était là, en mettant les choses au mieux, qu'une hypothèse
toute provisoire, mais Shepard avait l'intuition qu'elle cernait
de très près la vérité. Il serait à même de la consolider quelque
peu s'il pouvait repartir par la même porte que celle de l'arrivée
et renforcerait encore sa thèse s'il pouvait refaire le voyage
aller et retour une seconde fois. Mais ce ne serait toujours
qu'une théorie et rien de plus.
Thandora lui remplit de nouveau son verre, qui avait la forme
d'une fleur de cristal, dont les pétales renfermaient l'élixir
rafraîchissant, qu'il pouvait boire à satiété. Je ne vais pas
me casser la tête pour savoir comment j'ai découvert ce lieu
fort agréable. Il suffit que je l'aie trouvé - que je sois à
même de déguster un verre de ce qui fit la gloire de Mars. Les
fenêtres ouvertes laissaient pénétrer par bouffées l'arôme du
raisin. Shepard pouvait entendre le vent gémir dans les petits
arbres qui couronnaient les collines et murmurer dans le feuillage
des vignobles...
Non, je ne vais pas me casser la tête. Et, si je ne puis
retourner à l'endroit d'où je viens, je ne vais pas me mettre
à pleurer.
Mais il devait essayer de rentrer. II devait se rendre compte
d'une façon ou d'une autre si ce tour de force était réalisable.
Peut-être que la coïncidence des horaires ne se limitait-elle
pas au n° 29-A? Peut-être y avait-il un train du passé à la
même heure que le n° 29-B ? En ce cas, la solution, même partielle,
du problème, serait à portée de sa main. Le n° 29-B quittait
le Terminus Edom I à 1 h 20. Il consulta sa montre-bracelet
(un clinquant chrono serti de diamants que Miss Fromm lui avait
offert pour son anniversaire). Il allait bientôt être l'heure.
Non sans difficulté, il s'informa par signes auprès de Thandora
de l'heure du prochain pneumocar en direction de l'ouest. Elle
sembla d'abord déçue de le voir partir, puis, à contrecœur,
elle montra du doigt la station, écarta ensuite légèrement les
paumes de ses mains. La réponse était claire. Elle signifiait
: Bientôt.
Il vida son verré et se leva. Elle fit comme lui, contourna
la table, mit sa main gauche sur son coeur et sa main droite
sur celui de son hôte, en l'interrogeant du regard. Il crut
comprendre qu'elle voulait savoir s'il reviendrait, aussi approuva-t-il
vigoureusement, en hochant la tête, avec l'espoir qu'elle saurait
interpréter ce signe d'acquiescement terrien. De toute évidence,
il en fut ainsi, car elle eut un sourire et baissa les mains.
Puis elle toucha sa montre, dont elle avait apparemment identifié
l'utilisation, et son regard parut demander : Quand?
Il avait l'intention de revenir la nuit prochaine à la même
heure et il le lui . exprima "
Et il le ferait, sûrement - si sa bonne étoile le lui permettait.
Lorsque Thandora lui eut souhaité bonne nuit à sa porte, il
remonta la rue vers la station. Phobos était déjà haut dans
le ciel et les étoiles scintillaient comme des gouttes de rosée
à peine écloses. L'une d'elles était la Terre. II réussit à
la localiser. Bleue et brillante, elle était suspendue très
bas à l'horizon, de beaucoup le plus admirable corps céleste
du firmament. La pensée très nette qu'il la voyait telle qu'elle
avait été visible à l'époque du paléolithique supérieur le médusa.
C'était au temps de l'homme de CroMagnon, des massacres de chevaux
sauvages, de l'épée et du couteau en silex. L'âge de pierre,
précurseur de l'âge de l'ouvreboite à conserves électrique.
Le burin avait été en usage assez longtemps et beaucoup d'hommes
l'avaient considéré comme l'instrument définitif. Le meilleur
des mondes possibles était, comme il le serait toujours, juste
au coin de la rue.
5
Le bruit de ses pas sonnait creux tandis qu'il descendait
la rampe. Il se demanda, un peu tardivement, comment il ferait
pour passer la grille, mais elle s'ouvrit au contact de sa main.
Apparemment, à cette époque lointaine, les tourniquets automatiques
étaient inconnus. Bientôt un pneumo-car arriva à quai. Il le
regarda attentivement, mais ne put rien y déceler d'anormal,
du moins dans sa partie extérieure. Finalement, comme personne
n'en descendait, il y monta. Les valves sifflèrent alors et
la porte se ferma. Le véhicule démarra de la station, prit de
la vitesse.
La voiture étant vide, Shepard en profita pour l'examiner
à l'intérieur, mais, une fois de plus, il ne remarqua rien d'insolite.
Comme tous les métros dans lesquels il avait circulé, celui-là
était entièrement dépourvu de personnalité. Peut-être était-ce
la raison pour laquelle les deux voitures pouvaient se confondre
en une seule sans que les voyageurs s'en aperçoivent.
Oui, mais supposons qu'il y ait des passagers dans les deux
véhicules, avant que ne se produise le phénomène? Ils ne manqueraient
pas de se rendre compte mutuellement de leur présence, non ?
Peut-être, bien que le caractère paradoxal de la coïncidence
écar tàt une telle éventualité. La présence de Shepard dans
le premier véhicule, au moment où Thandora était montée, pouvait
fort bien être accidentelle - une étourderie de la part du Temps.
Il était certain que l'absence de tous autres voyageurs semblait
prouver cette conjoncture.
Mais il se lançait encore dans des théories. Pour autant
qu'il sache, le pneumo-car n° 29-A avait été catapulté de façon
permanente dans le passé, auquel cas, loin de le ramener vers
l'avenir, le véhicule qu'il venait de prendre devrait simplement
le conduire à un autre. village de vignerons ou bien à la cité
merveilleuse qui occupait l'emplacement futur d'Edom 2.
Il y eut une légère secousse. " Sunset, "
annonça le haut-parleur. " Sunset. "
Shepard aurait dû se sentir soulagé, mais il ne le fut pas.
Au contraire, il éprouva une grande déception et lorsqu'il descendit,
environ un quart d'heure plus tard, à la station de Sands et
monta les escaliers vers la rue, il regretta de toute son âme
de ne pas être demeuré dans ce passé auquel il appartenait.
Après le parfum des vignobles l'air stérile du dôme semblait
vicié. Après la clarté des étoiles adoucie par l'atmosphère
des temps primitifs, la lumière des étoiles d'à présent paraissait
froide et hostile. Après les maisons de Wistaria, les maisons
de rapport de Sands avaient un aspect sombre et austère. II
entra tristement dans celle où il demeurait et monta sans entrain
l'escalier.
Son humeur morose passa tandis qu'il se préparait à se mettre
au lit. Du moment qu'il était retourné une fois dans le passé,
il pourrait y retourner de nouveau. II avait découvert la Fenêtre
Magique et il en détenait la clé. A moins que tout cela ne fût
qu'un rêve ? Ayant consulté sa montre, il eut la preuve du contraire
- ou bien, s'il avait vraiment rêvé, il lui manquait une heure
dans sa vie. Or, il pouvait faire le compte de chaque seconde
inoubliable de son emploi du temps.
Avant de se coucher, il se confectionna un grog pour dormir.
Après le vin de Mars qu'il avait savouré, le goût lui parut
fade, mais il le but quand même en entier, puis éteignit la
lumière et se glissa entre les draps propres et frais. Il fut
long à s'endormir et finit par rêver à Thandora.
Mais ce fut Miss Fromm qui le réveilla. Deux mois auparavant,
après être arrivé en retard à son travail trois matins de suite,
il avait convenu avec elle, une fois pour toutes, qu'elle l'appellerait
au vidéophone, chaque jour ouvrable, à sept heures du matin.
Miss Fromm avait été Sergent
dans les WACS martiennes avant de venir travailler au Bureau,
et il avait eu l'occasion de regretter cet arrangement bien
des fois, mais, pour les besoins de la ponctualité, il l'avait
accepté comme un mal nécessaire.
Ce matin-là, une fois de plus, il eut une raison de le regretter.
- " Debout là-dedans, c'est l'heure! " cria-t-elle,
quand il ouvrit d'un coup sec le vidéophone, dont le vibreur
venait de l'arracher à un profond sommeil. " Levez votre...
"
Il bondit hors de son lit. " Ça suffit comme ça,
Miss Fromm, je suis levé. "
Les vidéophones étaient des appareils de précision et, lorsqu'ils
transmettaient une image de la tête de quelqu'un, ils le faisaient
impitoyablement, en faisant valoir les rides et les défauts
les moins apparents à l'œil nu. Miss Fromm, visiblement, n'avait
rien de tout cela et, malgré lui et pour la ne fois, Shepard
ne pouvait s'empêcher de comparer la fraicheur de son visage
au réveil à celle d'une fleur venant d'éclore. Cela l'ennuyait
infiniment, sans qu'il pût imaginer pourquoi.
" J'ai dit que cela suffisait, Miss Fromm. II n'y a
aucune raison que vous gardiez la communication plus longtemps.
"
- " Je... je regrette l'observation désagréable
que je vous ai faite hier soir, Mr. Shepard. Vous savez... concernant
vous et le romanesque. Je ne voulais pas vous offenser... franchement
non. Je crois que vous êtes l'homme le plus romanesque du monde...
surtout en pyjama. "
- " Miss Fromm ! "
- " Dernière nouvelle ! J'ai perdu une livre. Je ne
pèse plus que cinquante-sept kilos cinq cents. Toute nue. "
Elle coupa la communication et son image disparut.
Il soupira. Puis il entra dans son cabinet de toilette et
ouvrit le robinet de sa douche matinale. Il faudrait bien qu'il
prenne une décision au sujet de Miss Fromm.
Elle le rencontra à l'entrée du Building de la Géologie et
ils montèrent ensemble dans l'ascenseur. " On fait des
heures supplémentaires ce soir, Mr. Shepard ? "
Sa vie se partageait désormais entre la planète Mars du Présent
et celle du Passé. Bien que la froide lumière du matin eût jeté
un doute considérable sur la validité de son expérience de la
nuit dernière, il était toujours convaincu de n'avoir pas rêvé.
" Non. Nous arrêterons à six heures. "
- " Bien. Vous pouvez donc m'emmener dîner en ville.
" C'était loin d'être la première fois qu'elle mettait
cette suggestion sur le tapis et il allait lui ressortir une
de ses excuses habituelles quand il lui vint à l'esprit que,
s'il voulait prendre l'omnibus de 0 h 20 la nuit suivante, Il
aurait beaucoup de temps à tuer. Il pourrait, bien entendu,
rentrer chez lui et ressortir plus tard ; mais, sans qu'il sût
pourquoi, la perspective de languir toute une soirée dans son
logement lui parut tout à coup manquer singulièrement de charme.
" Très bien, Miss Fromm - où voudriez-vous aller? "
Elle eut le souffle coupé. Ses yeux gris se remplirent d'étoiles
microcosmiques. " Vous... vous avez vraiment l'intention
de me sortir, Mr. Shepard ? "
- " Voyons, Miss Fromm, je ne vous comprends pas. D'abord,
vous... "
- " On ira à la Steppe du Soleil Couchant et je mettrai
ma nouvelle robe jaune excitante ! "
Elle la mit, effectivement. Du moins il présuma que la tapageuse
toilette en synthi-soie qu'elle portait lorsqu'il vint la chercher,
après avoir tué une heure à la bibliothèque publique, était
une robe excitante. De toute façon, cette robe mettait audacieusement
en valeur certaines parties de sa personne qui n'en avaient
pas besoin.
La Steppe était un établissement situé sur le toit du Building
des Hydroponiques. Shepard y avait déjeuné auparavant à plusieurs
occasions, mais c'était la première fois qu'il y dînait. La
transparence parfaite du dôme donnait l'impression qu'il n'y
avait rien entre le toit et le ciel. D'autre part, le Building
des Hydroponiques s'élevant presque à la périphérie de la cité,
on y jouissait d'une vue incomparable sur la Grande Plaine de
Thymiamata. Le soleil venait juste de commencer à plonger derrière
l'horizon lorsque Miss Fromm et Shepard prirent place à une
table réservée en bordure du toit. La plaine semblait d'or pur,
tandis que le ciel, immunisé contre la lumière agonisante, virait
du bleu lavande au pourpre foncé. Le froid intense et l'air
raréfié donnaient aux couleurs une netteté impressionnante.
Miss Fromm le regarda d'un air radieux, après que le garçon
eut pris leur commande. " J'ai fait quarante-sept mouvements
d'extenseur aujourd'hui. Mon dernier record était de quarante-trois.
"
Shepard n'était pas sûr de pouvoir en faire dix. " Et
alors, qu'avez-vous besoin de faire quarantesept extensions?
"
- " C'est bon pour les pectoraux. Regardez! " Miss
Fromm respira profondément et tendit les muscles en question.
Il dut admettre que le résultat était sensationnel - voire un
peu terrifiant. Mais il n'eut tout de même pas l'impression
d'avoir reçu une réponse satisfaisante à sa question.
- " Je ne vois toujours pas pourquoi vous le faites.
"
- " Parce que je travaille pour avoir quatre-vingt-dix-neuf
de tour de poitrine - voilà pourquoi. "
Il se mit à penser à Thandora. Thandora et sa chevelure jacinthe,
son visage d'une beauté classique. Elle, on ne la prendrait
jamais à vouloir rivaliser avec une vache laitière. " Je
ne vois toujours pas pourquoi vous faites cela. "
- " Pour que vous me trouviez plus désirable, pardi
! "
Il soupira. La plupart des hommes étaient des renards, songeat-il,
mais de tout petits renards. Miss Fromm, elle, était un grand
renard. Elle pouvait ahimer plus de vignes en un jour qu'un
renard ordinaire en deux. II contempla de nouveau le coucher
du soleil. Le ciel s'empourprait maintenant tout à fait et les
caprices atmosphériques avaient morcelé la lumière évanescente
en une vaste broderie dorée. Si Miss Fromm fut sensible à cette
splendide métamorphose elle ne le montra guère.
Le garçon vint servir leur synthi-potage. En attendant l'entrée
il lui demanda de quelle partie de Mars elle était originaire.
Non pas que la question l'intéressât, mais il fallait bien être
poli.
- " Je suis née dans une petite ville près d'Aeolis.
Quand je fus démobilisée des WACS j'ai décidé de m'établir aussi
loin que possible de mes parents. "
" Vous ne les aimez donc pas? "
- " Bien sûr que si... je les adore. Mais la coutume
veut que les jeunes Martiennes s'émancipent quand elles approchent
de leur vingt-deuxième année, et si l'on veut entreprendre quelque
chose il faut le faire carrément. "
Là-dessus Shepard laissa tomber la conversation. Le comportement
des jeunes Martiennes de vingt-deux ans ne le regardait pas.
Ni lui ni qui que ce soit n'allait réformer les déplorables
mœurs actuelles sur Mars.
Il consulta sa montre. 20 h 19. Encore quatre heures d'attente.
Mais peut-être pourrait-il revenir plus tôt sur la rive du passé,
avec un autre pneumo-car. Peut-être la Fenêtre Magique n'était-elle
pas uniquement desservie par l'omnibus de 0 h 20. Peut-cire
était-elle accessible à toute heure.
A moins qu'elle ne se soit ouverte la nuit précédente pour
la première et la dernière fois et qu'il n'y ait plus désormais
ni Kandzkaza ni Wistaria...
Ni Thandora...
6
Il y eut pourtant de nouveau un Kandzkaza. Et un Wistaria...
Shepard descendit du pneumo-car, hors d'haleine, et respira
le riche parfum du passé. Puis il escalada la rampe, chassant
Miss Fromm de ses pensées.
Elle l'avait Invité à prendre le café chez elle, quand il
la raccompagna après le spectacle de l'Edom Palace, où il l'avait
emmenée pour voir jouer un nouveau tridi-burlesque terrien.
Il avait bien cru un moment qu'elle ne le lâcherait pas avant
qu'il l'ait embrassée. Il faudrait bien qu'il prenne une décision
au sujet de Miss Fromm.
Les deux lunes étaient hautes, Deimos dérivant avec grâce,
Phobos montant en chandelle dans la voûte étoilée. Les lointaines
cités étaient d'exquises oasis de lumière, aux lignes pures,
où des penseurs déambulaient sans doute, agitant de graves questions,
extrapolant le présent. Peut-être prédisaient-ils le jour exact
où l'atmosphère se raréfierait à un tel point que la vie ne
serait plus possible et que leur race perdrait sa place au soleil.
Le hameau de Wistaria était assoupi sous les étoiles et il
n'y avait âme qui vive dans sa rue unique. Pourvu que Thandora
ne soit pas déjà couchée! Il se hâta vers sa maison. Non, elle
n'était pas encore couchée. Il pouvait la voir par le vitrage
de la porte coulissante. Assise à sa table de pierre, elle écrivait
quelque chose dans un livre. métallique, avec un stylo qui ressemblait
à un minuscule chalumeau à acétylène. Elle composait des vers,
sans aucun doute. Oui, il en était certain. Il ne pouvait s'agir
que de poésie. Il
huma profondément la tendre odeur des grappes mûres ou mûrissantes
et donna un coup léger à la porte. Thandora vint ouvrir et,
quand elle l'eut reconnu, le gratifia d'un chaleureux sourire.
puis elle mit son index devant les lèvres et l'introduisit furtivement
à l'intérieur.
Elle le fit asseoir avec elle à la table et lui versa du
vin. Sans autre préambule, elle se mit à lui enseigner sa langue.
II n'éleva aucune objection. Au contraire, il brûlait d'apprendre
son noble parler. Le vin décuplait ses facultés de concentration
et il assimilait avec une extraordinaire facilité les mots qu'elle
lui assenait à bout portant, comme des rafales de mitrailleuse.
Il les cataloguait automatiquement et enregistrait sans effort
leur signification dans sa mémoire. Pas étonnant que les Martiens
de l'antiquité aient produit tant de grands penseurs et construit
tant de hauts lieux de la science. Avec un élixir digne des
dieux comme celui-ci, la vraie nature de l'univers devait leur
avoir semblé aussi peu compliquée que la philosophie de Lucrèce
aux Terriens du XXIe siècle.
Thandora lui versa encore de son merveilleux nectar. Il leva
son verre en forme de fleur et but avec volupté, plongeant son
regard dans les prunelles azurées de la fille. Comme elle semblait
pure et resplendissante auprès de Miss Fromm !
Comme sa voix était calme et douce! Comme sa mine avenante
était convenable ! Elle n'aurait jamais recours à des extensions
pour développer ses seins. Elle ne se vanterait pas de ses mensurations.
Elle ne se transformerait pas en véritable monument du sex-appeal
. "Thandora était une vraie Martienne. "
Sur les mers sans espoir où j'ai longtemps erré, songeait-il,
Naïade aux cheveux jacinthe, A la figure empreinte
D'une si classique beauté,
Tu me fais revivre, enchanteresse, Toute la gloire de la
Grèce Et de Rome la majesté.
L'heure sonna pour lui de prendre congé de Thandora. Grâce
aux vertus magiques du vin, il avait absorbé assez de vocabulaire
pour lui faire ses adieux de vive voix aussi bien que par gestes
et lui promettre de la même façon de revenir le lendemain soir
- si possible plus tôt dans la soirée. Elle y consentit passionnément,
appuya sa main gauche sur son cœur et sa droite sur celui de
Shepard, tout comme elle l'avait fait la nuit précédente. Troublé,
il se glissa par la porte et remonta la rue vers la station.
Il avait humble allure. Se montrerait-il jamais digne d'une
créature aussi divine ? Pourrait-il jamais s'élever vers les
hautes sphères où elle vivait et mériter de gagner son amour
?
Il allait essayer.
La perspective de passer auprès d'elle une soirée entière
le plongea dans une euphorie qui dura toute la journée du lendemain.
Il la ressentait encore lorsqu'il prit l'omnibus Edom I - Edom
II de 18 h 18 après son travail, mais ses instants d'exaltation
étaient comptés. Le pneumo-car fila d'une traite de Red Rock
à Sunset et de là directement à Sands. Quand Shepard descendit
à sa station, il se sentit découragé. Il fit la queue sur les
escaliers avec les autres abonnés de Sands. Rentré chez lui,
il prit une douche et se rasa ; puis, se rappelant qu'il n'avait
pas mangé, il regarda dans le frigo mural. A part une bonne
réserve d'air froid, il ne contenait presque rien. Il réfléchit
un moment. Il y avait plusieurs restaurants à Sands, mais aucun
d'eux ne se souciait d'aromatiser les synthi-plats qu'il servait,
ce qui avait pour effet de rendre leurs repas singulièrement
insipides. Sans qu'il sût pourquoi, après les événements de
ces derniers jours, l'idée de prendre un repas insipide lui
parut intolérable. En outre, il devrait revenir tôt ou tard
à Edom 1 pour monter dans l'omnibus de 0 h 20. Alors pourquoi
ne pas manger de bon appétit en s'offrant un dîner fin à la
Steppe du Soleil Couchant ?
Pourtant, ça ne lui était pas commode d'y aller seul. La Steppe était un établissement
où l'on emmenait sa femme ou sa petite amie, et les clients
qui faisaient cavalier seul avaient droit à la soupe à la grimace.
Et d'autre part, il y aurait aussi quelques heures à tuer ensuite.
Miss Fromm avait-elle déjà dîné ? se demanda-t-il. Non pas
qu'elle fût sa petite amie, bien entendu; mais il fallait qu'il
emmène quelqu'un. Il l'appela au vidéophone. Elle venait sans
doute de passer sous la douche, car sa chevelure sombre semblait
humide. En outre, des gouttelettes d'eau perlaient à son front
et une petite ligne mouillée s'était formée au-dessus de sa
lèvre supérieure. Enfin, bien qu'il ne pût voir que son visage,
il avait la nette impression qu'elle n'avait rien sur elle.
Il s'éclaircit la voix. "Avezvous... avez-vous déjà dîné,
Miss Fromm ? "
Elle regardait son image comme si elle ne pouvait en croire
ses yeux - et ses oreilles aussi, en l'occurrence. " Non,
Mr. Shepard... je m'apprêtais justement à sortir pour manger
en ville."
- " Alors attendez que je vienne vous chercher et nous
irons ensemble. Ça vous va ? "
- " Je pense bien que ça me va . "
Elle avait dû s'acheter une nouvelle robe excitante. En effet,
quand elle lui ouvnt la pore son coup de sonnette, elle en portait
une bleue, encore plus suggestive que la jaune. " Je
vous le donne en mille! " furent ses premiers mots. "
J'y suis arrivée. Je fais maintenant quatre-vingtdix-neuf
de tour de poitrine ! "
Les extensions, apparemment, étaient payantes.
Après le dîner à la Steppe, il l'emmena voir une tridi-pièce
dans un petit théâtre de quartier dans Edom Avenue. Elle voulut
se mettre au balcon, mais il dut trouver qu'il y avait déjà
trop de monde et s'y opposa ! Toutefois, en la raccompagnant,
il ne put refuser son invitation d'entrer un moment chez elle.
D'abord parce que c'eût été grossier et ensuite parce qu'il
avait encore une heure à perdre. Elle ouvrit deux boites de
bière, prépara quelques sandwiches et ils regardèrent de vieux
navets à la télé, lui enfoncé dans un sofa, elle perchée sur
l'accoudoir à son côté. Sans savoir pourquoi, il eut de la peine
à se concentrer sur les images.
Au bout d'un moment, il consulta sa montre et se leva. Miss
Fromm s'interposa promptement entre lui et la porte. "
A voir la façon dont vous agissez, n'importe qui croirait que
vous avez un rendez-vous galant ou quelque chose de ce genre,
Mr. Shepard. "
- " Il se peut que j'en aie un. De toute manière,
il faut que je parte. "
Il tenta de la contourner. Elle fit deux pas rapides sur
sa droite et lui barra le chemin. " Ecoutez voir,
Miss Fromm... "
- " Vous ne sortirez pas de chez moi sans m'avoir
embrassée pour me souhaiter bonne nuit! "
Il soupira. Rien à faire, je dois y passer, songea-t-il.
Avec précaution, il lui prit la taille et pressa ses lèvres
contre les siennes. Aussitôt il se sentit une faiblesse extrême
dans les genoux et la tête se mit à lui tourner comme une toupie.
Ça lui apprendrait à boire toute une boîte de bière! Il eut
beaucoup de mal à s'extirper de l'étreinte de deux bras autour
de son cou. " Il faut vraiment que je m'en aille
maintenant, Miss Fromm. "
Elle ne dit rien. Immobile, les yeux mi-clos, elle gémissait
doucement, s'apitoyant sur elle-même. Il sortit en coup de vent
et courut vers l'ascenseur. Il arriva juste à temps au Terminus.
Thandora l'attendait à sa porte. Elle mit un doigt devant
ses lèvres. " Chhh ! " chuchota-t-elle. Il s'excusa
de n'avoir pu venir plus tôt et ils entrèrent. Le livre métallique
était sur la table et il put voir qu'elle y avait écrit de nouveau.
Le verre en forme de fleur, tout rutilant de vin, était déjà
servi. Shepard le porta à ses lèvres et but de délicieuses gorgées.
Depuis le moment où il avait quitté Miss Fromm, ses mains n'avaient
cessé de trembler; maintenant elles s'étaient calmées, et il
avait l'esprit clair comme du cristal.
Sa détermination d'apprendre aussi vite que possible la langue
inconnue stimula au maximum son cerveau rendu très lucide. Aussitôt
qu'il serait capable de converser couramment avec les habitants
de ce monde, il se trouverait une occupation quelconque et brûlerait
les ponts derrière lui. Il s'installerait définitivement ici
même. Plus vite il quitterait la Mars moderne, mieux cela vaudrait.
Thandora l'accompagna jusqu'au pas de sa porte quand il fut
temps pour lui de s'en aller. Dressée sur la pointe des pieds,
elle l'embrassa en lui faisant ses adieux. C'était un baiser
chaste et doux, qui incarnait le raffinement de l'adorable monde
antique dans lequel elle vivait. " A demain soir, "
lui murmura-t-elle, tandis qu'ils se séparaient.
- " Oui, " acquiesça-t-il tout bas, et il s'éloigna
d'un pas léger dans la rue éclairée par les étoiles.
Miss Fromm avait des nouvelles à lui annoncer quand elle
l'appela au vidéophone le lendemain matin. " Rectification!
Je me suis trompée de mesure l'autre jour... c'est un mètre
que je fais de tour de poitrine et non quatre-vingtdix-neuf
centimètres ! Si vous pouviez voir ça ! "
Il la regarda depuis son lit avec des yeux vagues.
Il lui sembla qu'il venait à peine de les fermer. "
Miss Fromm, ce n'est guère un sujet qu'il convient d'aborder
au réveil. "
Il baissa les paupières, fut sur le point de se rendormir,
quand elle cria : " Debout là-dedans, c'est l'heure
! Levez votre... "
- " Miss Fromm ! " protesta-t-il en bondissant
hors de son lit. Elle lui sourit et coupa la communication.
Il faudrait bien qu'il prenne une décision au sujet de Miss
Fromm.
Mais ce soir-là, confronté une fois de plus avec le problème
de son emploi du temps jusqu'au départ du métro de 0 h 20 pour
la Mars du passé, répugnant, en outre, de plus en plus, à se
morfondre pendant ces heures d'attente dans son appartement,
il fut de nouveau obligé de l'inviter à dîner et de l'emmener
dans un autre théâtre de quartier. Quand il la raccompagna chez
elle après le spectacle, en passant devant les ruines qui se
trouvaient sur leur chemin, il fut surpris qu'elle lui proposât
de se glisser par une des brèches de la mince clôture, pour
se promener parmi ces vieux vestiges et s'imprégner, dit-elle,
" d'un peu de la sagesse des temps anciens "
Il en fut ravi. Peut-être avait-il toujours mal jugé Miss
Fromm.
Ces ruines comprenaient les murailles écroulées d'un monument
de haute science. Des pans de murs de diverses constructions
moins importantes les entouraient. Sous les rayons des deux
lunes, la plupart de ces murailles semblaient de gigantesques
pierres tombales désagrégées, mais encore empreintes de grandeur
et de prestige. Comme à son habitude, Shepard vit les Martiens
flânant à la clarté des étoiles et conversant en groupes ou
bien lisant de grands livres métalliques. Certains d'entre eux
portaient des robes blanches flottantes, d'autres arboraient
des soieries diverses aux tons pastel. Les hommes étaient bâtis
comme des dieux et avaient une noble expression. Les femmes
étaient grandes, froides et belles. Parmi elles, se trouvait
Thandora. Elle tenait le livre sur lequel il l'avait vue écrire
à la table de pierre. Parfois elle s'arrêtait assez longtemps
dans sa promenade solitaire pour y écrire de nouveau quelque
chose. Oui, il en était maintenant certain. Elle avait été pour
la planète Mars des temps anciens ce que Sapho avait été pour
la Grèce antique. Ah! Psyché, toi qui es venue des régions qui
furent la Terre Sacrée !
Miss Fromm lui désigna une maisonnette en ruine, qui conservait
encore trois de ses murs et son toit presque intacts. "
Je me demande ce qu'il y a là-dedans. "
La curiosité de son compagnon fut également piquée. "
Allons y jeter un coup d'oeil. "
Ils s'enfoncèrent dans des ombres veloutées. Shepard ne tarda
pas à découvrir une saillie de pierre, surmontée d'une petite
niche, et il eut le souffle coupé.
- " Voyons, mais c'est l'abside d'un philosophe! Chaque
fois qu'un de leurs grands penseurs avait un difficile problème
à résoudre il venait se retirer dans un endroit comme celui-ci,
allumait une chandelle de trois jours, la plantait dans la niche
et se tenait devant elle jusqu'à ce qu'elle se consumât. Si,
dans ce laps de temps, il n'avait pas trouvé de solution, il
allumait une autre chandelle de trois jours et ainsi de suite,
jusqu'à ce qu'il trouve. C'est ainsi que cela se passait dans
ces temps-là, Miss Fromm ! "
Elle se tenait très près de lui. - " Brrrr ! Ça fait
maison hantée ici! Prenez-moi la main. "
Il s'exécuta distraitement, puis ouvrit la bouche pour continuer
à pérorer. Mais quelque chose lui coupa la parole. Miss Fromm
était anormalement proche de lui - si proche, en fait, que son
corps pressait le sien. Non, il ne le pressait pas, il se frottait
à lui. Il sentait contre sa joue le souffle de la jeune fille
et, quand il tourna la tête, sa chevelure noire lui frôla les
lèvres. C'était doux et parfumé comme une nuit d'été. Il se
rendit compte soudain qu'il la couvrait de baisers, et
le cosmos entier se mit à tourbillonner comme une toupie kaléidoscopique.
Ce fut la dernière chose dont il eut conscience avant longtemps.
En toute objectivité. Pendant une seconde, il était dans la
constellation de Pégase et, l'instant d'après, au milieu de
la Nébuleuse de la Tête de Cheval. Les Pléiades défilèrent sous
ses yeux... puis ce fut la Chaise de Cassiopée... la Chevelure
de Bérénice... et durant ce périple quelqu'un ne cessait de
dire : " Shep, Shep, Shep, Shep. " Il
finit par aboutir au beau milieu de Messier 32. Il crut qu'il
ne reviendrait jamais sur Mars et quand, finalement, il y remit
les pieds, il fut frappé d'horreur.
C'était comme s'il venait de profaner la tombe de quelqu'un.
Quand il traversa les ruines avec Miss Fromm pour revenir dans
la rue, il ne revit plus ses Martiens. Il les avait tous fait
fuir.
Maintenant, lui aussi était devenu un des petits renards.
En la raccompagnant chez elle, il lui adressa à peine la parole
et, pour une fois, elle non plus ne fut guère loquace. Après
lui avoir souhaité bonne nuit devant la porte de sa maison,
il se hâta de partir. II ne voulait plus jamais la revoir.
II se rendit directement au Terminus. Plus qu'un quart d'heure
d'attente avant l'instant magique où l'omnibus Edom 1-Edom 2
de 0 h 20 l'emmènerait vers le passé.
Mais il avait honte de lui-mème et il se méprisait. Aussi
passa-t-il ce quart d'heure à errer comme une âme en peine dans
le hall désert.
Tout à coup il se rendit compte qu'il se tenait devant le
tableau d'affichage électronique. Une annonce frappa son regard
" VU LE MANQUE DE VOYAGEURS, LES DEUX SECTIONS DE LA LIGNE
RÉCEMMENT OUVERTE A 0 H. 20 : EDOM I - RED ROCK-SUNSET SANDS-ACREAGEMORAINE
- ARROYO- EDOM II, SERONT DÉFINITIVEMENT SUPPRIMÉES APRÈS CE
SOIR. "
N'en pouvant croire ses yeux, il relut cet avis. Mais
le texte gardait son inflexible signification.
La Fenêtre Magique était sur le point de se refermer. Quand
Shepard serait revenu de sa visite le Grand Passé serait pour
toujours hors de son atteinte.
S'il revenait.
Il pensa aux cités des Terriens, massées autour des nobles
ruines, les avilissant avec des maisons de rapport en plaques
de verre et des cafés de bas étage. Il pensa aux foules de pseudo-Martiens
spéculant sur une ancienne civilisation dont ils n'étaient pas
dignes de baiser les pieds. Il pensa aux gosses jouant un jour
ou l'autre au baseball sur des terrains où les Grandes Olympiades
Martiennes s'étaient déroulées. Il pensa aux baraques des vendeurs
de saucisses chaudes sur les vieilles dalles des parvis jadis
sacrés, aux affiches criardes déshonorant les façades classiques,
aux supermarchés dressés sur les anciens sites des hauts lieux
de la science...
II pensa à lui et à Miss Fromm faisant la bête à deux dos
dans le sanctuaire d'un philosophe.
Tout frémissant, il dégringola au bas des marches jusqu'au
palier 6 et sauta dans le pneumocar n° 29-A. Quand la portière
se ferma il fit ses adieux - ses adieux à la planète Mars du
présent, à Miss Fromm - et à luimême.
De nouveau Thandora l'attendait à sa porte. Elle tenait son
livre métallique, où elle venait d'écrire quelque chose. Lorsqu'ils
s'assirent à la table, elle ne s'installa pas vis-à-vis de lui,
comme elle le faisait d'habitude, mais prit place à son côté,
le plus près qu'elle put.
II pouvait respirer le parfum grisant de ses cheveux jacinthe.
Il feuilleta les pages métalliques de son livre, jetant un
regard respectueux sur les poèmes qu'elle avait composés. Bientôt
il serait capable de les lire. Bientôt il connaîtrait suffisamment
la langue pour pouvoir aller chercher du travail en ville. Alors il reviendrait vers Thandora
et lui demanderait d'être à lui. En l'épousant, ce serait un
symbole de son mariage avec la planète Mars ancienne, car il
désirait cette Mars du passé autant qu'il la désirait et, dans
un sens, ils ne tormaient, l'un et l'autre, qu'un seul tout.
Elle reprit ses leçons de langue. Elle lui versa du vin.
Le temps passa comme dans un rêve. Soudain il se rendit compte
qu'il lui tenait la main. Il ne put se rappeler par la suite
à quel moment exact elle s'était assise sur ses genoux, mais
ce devait être juste avant que la porte du fond s'ouvrit, livrant
passage à six hommes au visage hâlé. A ce moment, elle lui avait
passé les bras autour du cou et il l'embrassait.
Elle s'écarta, mais resta assise sur ses genoux. Un des hommes
hâlés tenait une arme barbare qui ressemblait à un fusil de
chasse. II la braqua sur Shepard. " Je pense que
tu te doutes de ce qui va t'arriver, l'ami."
Shepard devint furieux. " Dis à tes frères qu'ils n'ont
pas à me forcer à t'épouser, Thandora - car je veux t'épouser
! "
- " Ce ne sont pas mes frères... ce sont mes maris.
Et c'est à toi de le leur dire. "
Il se sépara d'elle. En hâte. - " Pourquoi ne
pas m'avoir... " - " Nous manquons de main d'oeuvre
pour la récolte de cette année et nous en manquerons aussi pour
celle de l'an prochain. Alors il était normal que j'emploie
la méthode habituelle pour recruter un ouvrier supplémentaire.
Je t'ai attiré ici afin de te séduire et te mettre dans une
situation compromettante. On trouve difficilement de la main-d'eeuvre
de nos jours. Si tu travailles bien- on te donnera une petite
participation à la ferme. Pour le moment, tu recevras un pourcentage
sur la valeur marchande de chaque panier de grappes que tu cueilleras.
Et tu devras en cueillir des quantités. Nous avons déjà perdu
beaucoup de temps, parce que j'ai dû t'apprendre notre langue.
"
Shepard la regardait en écarquillant les yeux. Quoi- elle
n'avait même pas la curiosité de se demander pourquoi il ne
connaissait pas leur langue? De même, elle n'était nullement
curieuse de savoir d'où il venait? Elle ne voyait en lui qu'un
ouvrier agricole et un mari temporaire - sans plus.
Loin d'être une poétesse à l'esprit élevé- c'était une paysanne
polygame. Quant au livre métallique posé sur la table - ce n'était
pas un recueil des poésies qu'elle composait ; c'était un registre
où elle. tenait ses comptes.
Horrifié, il se leva d'un bond. La pièce lui parut tout à
coup sordide - oui- sordide, mesquine et laide. On avait dit
bien des fois que les ruines de Rome étaient trompeuses- car
seuls les monuments bâtis en pierre avaient subsisté. Les habitations
communes de chaque jour avaient été faites en matériaux plus
ou moins durables et avaient été rasées de temps à autre par
le feu pour disparaître finalement de la surface terrestre.
Pouvait-on en dire autant des ruines martiennes ?
Il comprit subitement que c'était possible. Les Martiens
avaient coulé le meilleur d'eux-mêmes dans la pierre et ce qu'ils
avaient de pire dans la boue et les briques. Et, pour chacun
des nobles édifices qui avaient survécu, il y avait des milliers
de baraques tombées en poussière.
On pouvait en dire autant du reste de leur civilisation.
Pour chaque philosophe qu'ils avaient produit, ils avaient produit
un millier d'usuriers. Pour chaque saint- un millier de pécheurs.
Pour chaque poète, un millier de paysans.
Et c'était dans l'ordre des choses. Une civilisation ne pouvait
exister autrement. Elle avait besoin d'un point d'appui, et
ce point d'appui c'était son économie, laquelle comprenait-
en dernière analyse, des gens comme Thandora et ses six maris.
Ou des gens comme Miss Fromm et Shepard. Ou des propriétaires
de cafés de bas étage et des exploitants de nouveaux territoires.
Le Terre aussi avait de hauts lieux de la science.
C'était possible- mais que le diable l'emporte s'il allait
payer pour les vieux pavés que les penseurs martiens avaient
foulés jadis.
Il voulut se glisser vers la porte. D'un bond- l'homme qui
tenait une arme barbare courut la bloquer.
Shepard fit la seule chose qu'il pouvait faire - il sauta
par la fenêtre la plus proche. Puis il fonça dans la rue, entraînant
à ses trousses les six maris de Thandora. Le n° 29-B - ou son
homologue martien - était sur son départ quand il arriva à la
station. Il l'attrapa au vol, d'extrême justesse.
Descendu à Sands, il monta d'un pas fatigué vers la rue et
resta un long moment immobile sous la lumière des étoiles filtrée
par le dôme. Il se sentait plutôt bête. Désormais, la vue des
ruines lui rappellerait toujours l'avare Thandora et ses six
croquants de maris. Quant aux nobles tours et aux cités lointaines
qu'il avait entrevues- sans doute avaient-elles été encore plus
infâmes que les brillants bâtiments neufs qui dominaient leurs
vestiges.
Inconsolable- il longea sa rue, entra dans sa maison. II
monta sans courage l'escalier qui conduisait à son appartement. Ayant ôté son manteau, il se confectionna
un grog corsé. Tandis qu'il le sirotait, le vidéophone se mit
à vibrer. Il mit le contact et vit apparaître la plus belle
femme qu'il ait jamais vue. Il chercha quel nom mettre sur son
visage. Ce n'est que lorsqu'elle sourit et montra ses dents
légèrement écartées qu'il la reconnut. " Hello, Shep."
- " Hel... hello. Tu devrais être couchée.
- " Je ne pouvais pas dormir avant de t'avoir parlé.
Je t'ai déjà appelé trois fois. "
- " Je... j'étais sorti faire un tour. "
- " Tu ne pouvais pas dormir non plus? .
- " N...non, je pense que je ne le pouvais pas. "
- " A quelle heure viendras-tu me chercher demain ?
C'est dimanche. "
C'était vrai. " Je viendrai à une heure. "
- " Je t'attendrai. Et dis-moi- Shep ? "
- " Oui ? "
- " As-tu remarqué? " - " Remarqué quoi
? " - " Que j'étais encore vier... " -
" Miss Fromm ! "
Elle lui sourit. " Bonne nuit, Shep "
- " Bonne nuit, Ruth. "
Il coupa la communication. L'écran devint blanc. Il finit
de boire son grog, se déshabilla, se mit au lit. Eteignit la
lumière.
II resta là dans le noir. A réfléchir.
Il faudrait bien qu'il prenne une décision au sujet de Miss
Fromm.
Et c'est ce qu'il finit par faire.
Il l'épousa.
Traduit par Paul Alpérine. Titre original
: A glass of Mars. Parution aux U.S.A. : Worlds of Tomorrow,
juillet 1965.
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