Le Monstre, ustensile psychanalytique par Jean-Pierre Putters (1991)

(...)Ce qui fascine dans la créature monstrueuse c'est surtout sa dimension pathétique, isolée, son destin toujours tragique .
D'un côté nous trouvons la masse des gens normaux, se surveillant du coin de l'oeil et rectifiant vite fait le tir si jamais l'un d'eux ne marchait pas à la cadence, ne pensait pas dans la norme, fiers de se rassembler, de se ressembler. Et de l'autre, le vilain petit canard, l'huluberlu chronique, celui qui se fait repérer dès qu'il glisse un tentacule ou une griffe dehors, avant de se faire traquer et finalement abattre par les gens biens en question, les gens normaux. Et comment ne pas se placer imédiatement du côté des plus faibles et des plus fantaisistes ?
Le monstre symbolise par ailleurs la fascination de l'homme pour tout ce qui lui est étranger ou inconnu. Le monstre, c'est l'exutoire d'une angoisse rêvant inconsciemment de catastrophe et de fin de civilisation. Une cristallisation simpliste, pratique et visuelle de toutes les peurs inavouées hantant l'ordre social. Un véritable psychodrame à l'issue toujours libératrice et apaisante.
Car le monstre intervient rarement par hasard. Il est le fruit d'une expérience ratée auquel le scientifique s'attache, emporté davantage par sa folle curiosité que par la raison pure. II est l'instrument effroyable créé par le dictateur fou rêvant de pouvoir et de conquête. II est le chaînon manquant retrouvé incidemment et remettant en cause la logique toute tracée de l'évolution humaine. Il est celui qui pourrait bien se reproduire et menacer ainsi toute la civilisation. Celui qu'on retrouve au lendemain de la troisième guerre mondiale et que son affreuse mutation désigne comme le nouveau maître de la planète. Celui aussi dont l'instinct, et la seule raison de vivre, consiste à communiquer aux autres le mal affreux qui l'a déjà contaminé. Celui qui, expédié dans l'espace, en revient profondément transformé et nous démontre l'existence d'une forme de vie totalement inconnue. II peut être encore l'animal réveillé par des expériences chimiques ou nucléaires, ou subissant une croissance telle qu'il va dès lors fouler au pied tous les symboles de la civilisation.
Ou bien la créature extraterrestre en visite chez nous, en panne chez nous, ou en guerre chez nous, laquelle se verra dans tous les cas traitée de manière hostile, compte-tenu du danger qu'elle représente. Danger qu'on ira parfois jusqu'à travestir en lutte idéologique. Combien d'envahisseurs se sont vus, en de savoureuses et archaïques allégories, identifiés à la menace, bien terrienne elle, d'une autre forme de pensée politique tentant d'investir le monde.
Le monstre, c'est encore le zombie ranimé pour d'obscures raisons et qui vient s'attaquer aux vivants. L'insecte, dont la structure chimique particulière et la résistance aux agressions de tout ordre pourrait bien en faire le nouveau maître du monde. La momie, témoin d'une civilisation enfouie et dont l'irruption à l'époque contemporaine va accumuler les tragédies. Le loup-garou qu'une aberration physique aide surtout à mettre en lumière les aiguillages secrets entre l'homme et l'animal. L'être difforme, résultant d'amours interdites entre l'humain et les forces du mal. Le démon lui-même, dont les desseins visent à faire trébucher les hommes sur le chemin du bien. Ou encore les yétis, serpents de mer, gorgones, golem, fantômes et autres créatures mythiques dont la nature profonde consiste surtout à venir effrayer le monde.

Remettons les monstres à l'heure

Ze craignos monsters , le Retour - 1995A travers tous ces exemples qu'on pourrait prolonger à l'infini, une conclusion s'impose : le monstre dérange et remet en cause la bonne conscience et la sécurité des bons citoyens. A travers toutes ces apparences, toutes ces manifestations diverses, il brandit à la face du monde un danger précis, une peur archétypale. II va donc falloir l'éliminer.
II faudra, bien sûr, faire la part du monstre/objet, juste destiné à terrifier l'héroïne avant de se faire abattre par le héros, sans autre arrière-pensée que cette simple fonction de spectacle, et du monstre qui représente, lui, toute une forme de vie différente, tout un devenir possible. Ce monstre-là représente le danger relativisé et simplifié de toutes les terreurs impalpables. Celui qu'on aime à venir contempler au cinéma à la fois pour se faire peur, tout en ressentant la jouissance suprême de savoir qu'on ne risque rien. Tout comme quand on pense à la pluie au dehors, bien enfoui à l'abri dans un lit douillet.
Quant au monstre étalon, celui qui revient traditionnellement nous apporter sa stricte valeur référentielle : momie, loup-garou, vampire, monstre de Frankenstein, homme invisible, zombie, etc., son intérêt tient moins au récit, composant généralement sur une trame habituelle, qu'au physique évocateur et folklorique, souvent générateur de savoureuses surprises visuelles.
Personnage isolé et rejeté, nous l'avons vu, le monstre permet toutes les paraboles, tous les discours propagandistes. Coupable d'une transgression sociale caractérisée, il sera évidemment puni, tout en servant d'exemple à tous.
Le scénario s'avère commun dans la plupart des cas : dans un premier temps naît l'angoisse, puis le monstre apparaît, le danger devient alors concret, tandis qu'on le laisse faire assez de victimes, d'une part pour que se remplisse sa stricte fonction de spectacle, d'autre part pour qu'il mérite bien son châtiment. Alors que tout danger disparaît, la morale demeure maîtresse et clame sa vérité : méfions-nous de l'atome, surveillons le ciel, ne jouons pas les apprentis-sorciers, écoutons nos aînés, ne réveillons pas les choses endormies, attention au démon, aux insectes, au péril rouge, ou à Dieu sait quoi d'autre...
Parfois, les autorités épuisent tout leur armement pour venir à bout d'une gigantesque créature. Bombardiers, tanks, engins nucléaires et déploiement de troupes viennent rassurer le public, tout en intimidant l'hypothétique adversaire qui viendrait se substituer à l'animal destructeur. C'est la méthode Couée, toujours valable de nos jours, bien qu'ayant passablement évolué. Aujourd'hui, on compte carrément sur le miracle (Abyss, L'Expérience Interdite, Ghost, Predator 2, etc ...) pour parvenir aux mêmes fins.
Et tandis qu'on croit débattre de monstres et de créatures impossibles, le cinéma nous parle surtout de la seule chose qui nous intéresse encore : notre propre condition humaine.

Jean-Pierre PUTTERS -1991
(Avant-propos à Ze Craignos Monsters tome 1,Ed.Vent d'Ouest - 1991) © tous droits réservés


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