Herbert George WELLS (1866-1946)

L'oeuf de cristal (1897, The crystal egg)
in "Les pirates de la mer" Librairie Jules Tallandier, Romans de l'extraordinaire, 1978
in "Les Chefs d'oeuvres de H.G.Wells" Omnibus SF, 2007 - isbn:
978-2-258-07406-4/376051
Avant d'écrire "La Guerre des Mondes" Wells s'était déjà intéressé à la planéte Mars, comme le montre cette nouvelle. L'oeuf est-il un vidéotransmetteur permettant aux martiens de préparer leur future invasion? En tout cas cette intution technologique wellsienne préfigure dans un certain sens nos écrans de télevision.
 

L'année dernière encore, il y avait, non loin des Sept Cadrans, une petite boutique, d'aspect rébarbatif, sur laquelle était peinte, en lettres jaunes et demi effacées, l'enseigne : G. Cave, naturaliste et marchand d'antiquités. Le contenu des vitrines était curieusement varié. Elles renfermaient des défenses d'éléphant, un jeu d'échecs incomplet, des verroteries, des armes, une boîte d'yeux, deux crânes de tigre, un crâne humain, plusieurs singes - l'un d'eux tenant une lampe - empaillés et mangés des vers, de vieux meubles démodés, un neuf d'autruche piqué des mouches, des engins de pêche, un aquarium de verre extraordinairement sale et vide. Il y avait aussi, au moment où cette histoire commence, une masse de cristal façonné en forme d'oeuf et merveilleusement polie. Cet neuf, deux personnes arrêtées devant la vitrine l'examinaient : l'une, un clergyman grand et maigre ; l'autre, un jeune homme à la barbe très noire, au teint basané et de mise discrète. Le jeune homme basané parlait en gesticulant avec vivacité et semblait fort désireux de décider son compagnon à acheter l'article.
Pendant ce temps, M. Cave sortit de son arrière-boutique, mâchonnant encore un reste du pain beurré de son thé. Quand il aperçut les deux hommes et l'objet de leur attention, il perdit contenance. Lançant un regard furtif par-dessus son épaule, il alla doucement fermer la porte. M. Cave était un petit vieillard à la figure pâle avec de singuliers yeux d'un bleu aqueux ; ses cheveux étaient d'un gris sale et il portait une redingote bleue râpée, un vieux chapeau de soie, et des pantoufles en tapisserie, fort éculées. Il se mit à épier les deux hommes. Le clergyman fouilla tout au fond de la poche de son pantalon, examina une poignée de monnaie et un agréable sourire découvrit ses dents...

... L'intérieur de la boutique était particuliérement sombre, sauf en un endroit où il aperçut une clarté insolite. En approchant, il découvrit que c'était l'oeuf de cristal, dans le coin du comptoir, près de la vitrine. Un mince rayon pénétrait par une fente des volets, frappait l'objet, et semblait, pour ainsi dire, en emplir entièrement l'intérieur.

M. Cave pensa que cela n'était pas d'accord avec les lois de l'optique telles qu'il se les rappelait. Il pouvait comprendre des rayons réfractés par le cristal jusqu'à un foyer intérieur, mais cette diffusion dérangeait ses conceptions des phénomènes physiques. Il approcha très près de l'oeuf de cristal, l'examinant en tous sens avec un soudain réveil de cette curiosité scientifique qui, dans sa jeunesse, avait déterminé le choix de sa profession. Il fut surpris de trouver que la lumière n'était pas constante, mais se mêlait à la substance intérieure de l'oeuf, comme si l'objet eût été une sphère creuse emplie de quelque vapeur lumineuse. En tournant autour pour la voir sous tous ses aspects, il s'aperçut tout à coup qu'il se trouvait entre le rayon et l'oeuf, et que le cristal, néanmoins, demeurait lumineux. Grandement étonné, il le prit et l'emporta dans le coin le plus sombre de la boutique. Il resta brillant pendant quatre ou cinq minutes, puis il ternit lentement et s'éteignit. Il le replaça sous le mince trait de lumière où il reprit presque immédiatement toute sa clarté.
Jusqu'ici, tout au moins, M. Wace put par la suite vérifier la remarquable histoire de M. Cave. Il a lui-même, à diverses reprises, tenu le cristal sous un rayon de lumière (qui devait être d'un diamètre moindre qu'un millimètre), et dans l'obscurité parfaite, telle qu'elle pouvait être produite par une enveloppe de velours, le cristal paraissait sans aucun doute très faiblement phosphorescent. Il pouvait sembler, cependant, que cette clarté fût de quelque exceptionnelle sorte et pas également visible pour tous les yeux, car M. Harbinger - dont le nom est familier à tout lecteur scientifique - fut absolument incapable d'y voir la moindre lumière. Et la propre capacité de vision de M. Cave était hors de comparaison inférieure à celle de M. Cave. Même pour M. Cave, ce pouvoir variait considérablement : sa vision étant la plus vive dans ses moments d'extrême faiblesse et de grande fatigue.
Or, dès le début, cette lumière dans l'oeuf de cristal exerça sur M. Cave une curieuse fascination. Ce fait qu'il ne fit part à aucun être humain de ses curieuses observations en dit plus sur l'isolement de son âme que tout un volume de phrases pathétiques ne pourrait le faire. Il semble qu'il ait vécu dans une telle atmosphère de méchanceté mesquine qu'admettre l'existence d'un plaisir eût été le risque de sa perte. Il fit aussi cette remarque qu'à mesure que l'aube avançait et que la somme de lumière diffuse augmentait, l'oeuf de cristal devenait, de toute apparence, non lumineux. Pendant quelque temps il fut incapable de rien voir dans l'intérieur, excepté le soir, dans les coins obscurs de la boutique.
Mais l'emploi d'un vieux morceau de velours noir, sur lequel il étalait une collection de minéraux, lui vint à l'idée, et en le doublant et le mettant par-dessus sa tête et ses mains, il pouvait apercevoir le mouvement lumineux à l'intérieur de l'oeuf de cristal, même dans la journée. Il agissait avec beaucoup de prudence de peur d'être découvert par sa femme, et il ne se livrait à cette occupation que pendant l'après-midi et avec circonspection, sous le comptoir, pendant que sa femme faisait sa sieste. Un jour, en tournant le cristal dans ses mains, il vit quelque chose. Cela passa comme un éclair, mais il eut l'impression que l'objet lui avait, pour un moment, révélé l'existence d'une vaste, immense et étrange contrée ; et le retournant encore, au moment où la clarté s'éteignait, il eut de nouveau la même vision.
Il serait maintenant ennuyeux et inutile d'exposer toutes les phases de la découverte de M. Cave depuis ce moment. Qu'il suffise de noter que l'effet était celui-ci : quand on le regardait sous un angle d'environ 137 degrés de la direction du rayon lumineux, l'oeuf de cristal donnait la claire et consistante peinture d'une vaste et singulière contrée. Ce n'était nullement une vision chimérique ; cela donnait l'impression définie de la réalité, et plus la lumière était grande, plus réelle et solide la contrée paraissait. C'était un tableau mouvant : c'est-à-dire que certains objets s'y mouvaient, mais lentement et d'une façon ordonnée, comme des choses réelles, et, suivant la direction dans laquelle on l'éclairait ou on l'observait, le tableau changeait aussi. A vrai dire, ce devait produire le même effet que de regarder quelque spectacle à travers un verre ovale en le tournant dans tous les sens pour obtenir des aspects différents.
M. Wace m'a assuré que les descriptions de M. Cave étaient pleines de détails extrêmement précis, et absolument exemptes de cette espèce d'émotion particulière aux hallucinations. Mais il faut se rappeler que tous les efforts de M. Wace pour voir les mêmes choses avec une clarté similaire dans la faible opalescence du cristal furent entièrement vains, de quelque façon qu'il s'y prît. Mais les différences d'intensité des impressions reçues par les deux hommes étaient très grandes, et il est tout à fait concevable que ce qui était pour M. Cave une vision claire ne fût qu'une simple nébulosité pour M. Wace.
La description que faisait M. Cave était invariablement celle d'une plaine étendue, qu'il lui semblait toujours regarder d'une hauteur considérable, comme d'une tour ou d'un mât. A l'est et à l'ouest, à une distance fort lointaine, la plaine était bornée par de vastes rochers rougeâtres, qui lui rappelaient des rochers qu'il avait vus dans quelque tableau ; mais quel était ce tableau, M. Wace ne put le déterminer. Ces rochers passaient vers le nord et vers le sud, - M. Cave reconnaissait les points cardinaux aux étoiles visibles dans la nuit, - fuyant en une perspective presque illimitée et s'effaçant dans les brumes du lointain avant de se rencontrer. Lors de sa première vision, il était plus près de la chaîne orientale de rochers, sur laquelle se levait le soleil ; et sombres contre le jour, et pâles contre l'ombre, apparurent, prenant leur vol, une multitude de formes que M. Cave considéra comme étant des oiseaux. Une vaste rangée d'édifices s'étendait sous ces êtres ; il lui paraissait toujours les regarder d'un fort grande hauteur, et à mesure qu'ils approchaient des bords réfractés et confus du tableau, ils devenaient indistincts. Il y avait aussi des arbres curieux de forme et de couleur ; un épais vert mousseux et un gris exquis au bord d'un large et scintillant canal. Un grand objet brillamment coloré traversa soudain le paysage. Mais la première fois que M. Cave vit ces choses, ce fut seulement par éclairs soudains ; ses mains tremblaient, sa tête branlait, la vision était intermittente, puis devenait embrouillée et indistincte, et il eut d'abord une très grande difficulté à retrouver la vision, une fois la direction perdue.
Illustration de Paul pour amazing Stories n°2 avril 1926Sa seconde vision claire, qui se produisit environ une semaine après la première, l'intervalle n'ayant accordé que des aperçus tentateurs et quelques utiles expériences, lui permit de voir la vallée dans toute sa longueur. La vue était différente, mais il avait la curieuse persuasion - que ses subséquentes observations confirmèrent abondamment - qu'il voyait ce monde étrange étant, lui, demeuré au même endroit, quoiqu'il regardât dans une direction différente. La longue façade du grand édifice, dont il avait vu d'abord le toit, reculait maintenant dans la perspective. Il reconnaissait le toit. Sur le devant de la façade était une terrasse de proportions massives et d'une extraordinaire longueur, et vers le milieu de la terrasse, par intervalles, se trouvaient des mâts immenses, mais très gracieux, qui supportaient de petits objets brillants dans lesquels se reflétait le soleil couchant. L'importance de ces petits objets ne vint à l'idée de M. Cave que quelque temps après, alors qu'il décrivait ce qu'il voyait à M. Wace. La terrasse surplombait un fourré de la plus agréable et luxuriante végétation, au-delà duquel se trouvait une large pelouse verdoyante sur laquelle reposaient certaines grandes créatures, en forme de scarabées, mais énormément plus grosses. Au-delà de cette pelouse était une chaussée de pierre rosâtre richement décorée, et au-delà encore, bordée d'épais roseaux rouges et remontant la vallée exactement parallèle avec les lointains rochers, s'étalait une vaste et miroitante étendue d'eau. L'air semblait plein de bataillons de grands oiseaux manoeuvrant en courbes majestueuses et, sur l'autre bord de la rivière, s'élevait une multitude d'édifices, richement colorés et étincelants de réseaux et de facettes métalliques, au milieu d'une forêt d'arbres moussus et couverts de lichens. Tout à coup, quelque chose sembla fouetter à coups répétés au travers de la vision, comme le battement d'une aile ou d'un éventail couvert de joyaux, et une figure, ou plutôt la partie supérieure d'une figure avec de larges yeux, s'approcha pour ainsi dire contre la sienne, comme si elle se fût trouvée de l'autre côté de l'oeuf de cristal. M. Cave fut si effrayé et si frappé de l'absolue réalité de ces yeux, qu'il fit un brusque mouvement de la tête pour regarder derrière le cristal. Il s'était tellement absorbé dans sa contemplation qu'il fut très surpris de se retrouver dans la fraîche obscurité de sa petite boutique avec son odeur familière de méthol, de moisi et de renfermé. Et pendant qu'il clignotait des yeux, la clarté du cristal s'affaiblit et s'éteignit.
Telles furent les premières impressions générales de M. Cave. L'histoire en est curieusement positive et circonstanciée. Dès le début, lorsque la vallée apparut d'abord momentanément à ses sens, son imagination fut étrangement frappée, et, quand il commença à apprécier les détails de la scène qu'il voyait, son émerveillement devint une curiosité passionnée. Il vaquait à ses affaires insouciant et distrait, ne pensant qu'au moment où il pourrait retourner à sa contemplation. C'est alors que, quelques semaines après sa première vision, vinrent les deux clients, le tourment et l'émotion que causa leur offre, la façon dont l'oeuf de cristal l'avait échappé belle, et tous les événements déjà racontés.
Tant que la chose fut le secret de M. Cave, l'oeuf de cristal resta simplement un prodige, qu'on va voir et admirer clandestinement à la façon dont un enfant explore un jardin défendu. Mais M. Wace possède, en sa qualité de jeune savant investigateur, des habitudes d'esprit particulièrement lucides et logiques. Aussitôt que l'oeuf de cristal et son histoire lui parvinrent, et qu'il fut certain, après avoir vu de ses propres yeux la phosphorescence du cristal, qu'il existait réellement des preuves à l'appui des dires de M. Cave, il se mit en devoir de développer systématiquement le problème. M. Cave n'était que trop impatient de réjouir ses yeux à la vue de cette contrée féerique, et il venait tous les soirs, de huit heures et demie jusqu'à dix heures et demie, et quelquefois en l'absence de M. Wace, dans la journée même. Les dimanches après-midi il venait aussi. Au début, M. Wace prit de nombreuses notes, et c'est à sa méthode scientifique qu'est due la relation entre la direction d'après laquelle le rayon initiateur entrait dans l'oeuf de cristal et l'orientation de la vision. En enfermant l'oeuf dans une boîte où il avait seulement perforé une petite ouverture pour le rayon lumineux, et en substituant une épaisse toile noire aux rideaux chamois de sa fenêtre, il améliora grandement les conditions de l'observation ; si bien qu'en peu de temps ils purent examiner la vallée dans telle direction qu'ils désiraient.
Ayant ainsi dégagé les voies, nous pouvons donner une brève description de ce monde visionnaire que renfermait l'oeuf de cristal. Dans tous les cas, ce fut M. Cave qui fit les expériences que nous allons relater et sa méthode fut invariablement d'observer le cristal et de raconter ce qu'il voyait, tandis que M. Wace (qui, comme tout homme de science, savait écrire dans l'obscurité) notait brièvement ses paroles. Quand le cristal redevenait terne, on le replaçait dans sa boîte suivant la position convenable et on rallumait les lampes électriques. M. Wace posait des questions et suggérait des observations pour éclaircir certains points difficiles.
Rien, à vrai dire, ne pouvait être moins visionnaire et plus exactement positif.
L'attention de M. Cave avait été rapidement attirée par les créatures ailées qu'il avait aperçues en si grand nombre dans chacune de ses précédentes visions. Sa première impression fut bientôt modifiée, et il estima pendant quelque temps qu'elles pouvaient représenter une espèce diurne de chauves-souris. Puis il pensa, assez grotesquement, que ce pouvaient être des chérubins. Leurs têtes étaient rondes et curieusement humaines, et c'étaient les yeux de l'un d'eux qui l'avaient sans doute si fort effrayé lors de sa seconde observation. Ils avaient de grandes ailes argentées, sans plumes mais scintillantes comme des écailles de poisson et ayant les mêmes subtils reflets ; ces ailes n'étaient pas construites sur le plan habituel des ailes d'oiseau ni de chauves-souris, mais supportées par une membrane courbe qui rayonnait du corps - une sorte d'aile de papillon à côtes courbées semble exprimer plus exactement leur apparence. Le corps était petit, mais pourvu immédiatement au-dessous de deux faisceaux d'organes préhensiles semblables à de longs tentacules. Si incroyable que cela parût tout d'abord à M. Wace, la persuasion à la fin devint irrésistible que les grands édifices quasi humains et les magnifiques jardins, qui rendaient si splendide la grande vallée, appartenaient à ces créatures. M. Cave s'aperçut, entre autres particularités, que ces édifices n'avaient pas de portes, mais que les grandes fenêtres circulaires qui s'ouvraient librement servaient d'issue et d'entrée à ces créatures ailées. Elles se posaient sur leurs tentacules, enroulaient leurs ailes jusqu'à la dimension d'un roseau, et sautaient dans l'intérieur. Parmi elles, se trouvait une multitude d'autres créatures aux ailes plus petites, semblables à de grandes libellules ou à des phalènes ou des scarabées ailés, et au milieu des gazons, de gigantesques scarabées sans ailes, aux nuances brillantes, se traînaient paresseusement. De plus, sur les chaussées et les terrasses, des créatures à grosse tête, semblables à celles aux grandes ailes, mais dépourvues de ces appendices, sautillaient d'un air affairé sur leur faisceau de tentacules.
Il a déjà été fait allusion aux objets brillants suspendus aux mâts plantés sur les terrasses de l'édifice le plus rapproché. Il vint à l'idée de M. Cave, après avoir, un jour particulièrement clair, examiné fixement l'un de ces mâts, que l'objet brillant qu'il supportait était un neuf de cristal exactement semblable à celui dans lequel il regardait ; un examen plus attentif le convainquit que chacun des mâts - et il en avait une vingtaine en perspective - portait un objet similaire.
Quelquefois, une des grandes créatures volantes s'élevait jusqu'à l'un d'eux, puis, pliant ses ailes et enroulant plusieurs de ses tentacules autour du mât, regardait fixement dans le cristal pendant un espace de temps qui durait parfois quinze minutes. Une série d'observations, suggérées par M. Wace, convainquirent les deux observateurs qu'en ce qui concernait ce monde visionnaire, le cristal dans lequel ils regardaient se trouvait réellement au sommet du dernier mât de la terrasse, et qu'en une occasion au moins l'un des habitants de cet autre avait examiné la figure de M. Cave pendant que celui-ci faisait ses observations.
Il nous faut maintenant admettre l'une des deux hypothèses suivantes : l'oeuf de cristal de M. Cave se trouvait à la fois dans deux mondes, et, tandis qu'on le transportait de place en place dans l'un, il demeurait stationnaire dans l'autre, ce qui semble tout à fait absurde ; ou bien il avait quelque particulière relation de sympathie avec un autre neuf de cristal exactement semblable dans cet autre monde, de sorte que ce qu'on voyait dans l'intérieur de l'un, en ce monde, était visible, dans certaines conditions, pour un observateur, dans le cristal correspondant de l'autre monde, et vice versa. Actuellement, à vrai dire, nous ne savons rien de la façon dont deux ovoïdes de cristal peuvent ainsi se trouver en rapport, mais on en sait assez de nos jours pour comprendre que ce n'est pas absolument impossible. Cette hypothèse de deux ovoïdes de cristal en rapport fut la supposition que fit M. Wace, et elle semble, à moi du moins, extrêmement plausible.
Où se trouvait cet autre monde ? Sur cette question aussi, l'intelligence alerte de M. Wace parvint à jeter quelque lumière. Après le coucher du soleil, le ciel s'obscurcissait rapidement - il y avait de fait un très court intervalle de crépuscule - et les étoiles apparaissaient. Elles étaient les mêmes que celles que nous voyons, disposées suivant les mêmes constellations. M. Cave reconnut l'Ourse, les Pléiades, Aldébaran et Sirius : de sorte que l'autre monde devait se trouver quelque part dans le système solaire, et au plus à quelques centaines de millions de milles du nôtre. Suivant cette indication, M. Wace apprit que le ciel nocturne était d'un bleu plus sombre même que notre ciel d'hiver, que le soleil paraissait un peu plus petit, et qu'il y avait deux lunes, semblables à la nôtre, mais plus petites et différemment marquées ; une d'elles se mouvait si rapidement que son mouvement était clairement visible quand on l'observait. Ces lunes n'étaient jamais hautes dans le ciel, mais disparaissaient aussitôt que levées, c'est-à-dire qu'à chacune de leurs révolutions elles se trouvaient éclipsées à cause de la proximité de leur planète. Et tout ceci répond absolument - bien que M. Cave n'en ait rien su - à ce que doivent être les conditions d'existence dans Mars.
A dire vrai, ce semble une conclusion extrêmement plausible que, regardant dans cet neuf de cristal, M. Cave ait vu réellement la planète Mars et ses habitants. Et si c'est le cas, alors, l'étoile du soir qui brillait avec tant d'éclat dans le ciel de cette vision lointaine n'était ni plus ni moins que notre familière Terre.
Pendant un certain temps, les Martiens - si c'étaient des Martiens - ne semblèrent pas avoir remarqué les inspections de M. Cave. A diverses reprises l'un d'eux s'approcha, mais s'en alla presque aussitôt comme s'il n'avait pas trouvé la vision satisfaisante. M. Cave put donc observer les manières d'agir de ces êtres ailés sans être troublé par leur attention, et encore que ses descriptions fussent nécessairement vagues et fragmentaires, elles demeurent néanmoins des plus suggestives. Imaginez l'impression que recevrait de l'humanité un observateur martien qui, après une série de préparations difficiles et avec une fatigue considérable pour les yeux, arriverait à examiner Londres du haut du clocher de l'église Saint-Martin, pendant des périodes de quatre minutes au plus à la fois. M. Cave ne sut affirmer si les Martiens ailés étaient les mêmes que les Martiens qui sautillaient sur les chaussées et les terrasses, et si ces derniers pouvaient à volonté revêtir des ailes. Plusieurs fois, il vit un certain nombre de bipèdes gauches et maladroits, rappelant vaguement les singes, le corps blanc en partie transparent, paissant parmi les lichens. Une fois quelques-uns s'enfuirent devant un des Martiens sautillants et à tête ronde ; celui-ci attrapa l'un de ces êtres dans ses tentacules, mais à ce moment, le spectacle s'évanouit soudain, laissant M. Cave dans l'obscurité et tourmenté du désir d'en savoir plus long. Une autre fois, une chose énorme, que M. Cave prit d'abord pour quelque gigantesque insecte, apparut s'avançant avec une extraordinaire rapidité au long de la chaussée du canal. Quand elle s'approcha, M. Cave reconnut que c'était un mécanisme de métal étincelant, d'une extraordinaire complexité. Puis, quand il voulut l'examiner de nouveau, il était hors de vue.
Bientôt M. Wace ambitionna d'attirer l'attention des Martiens, et la première fois que les étranges yeux de l'un d'eux apparurent contre l'oeuf de cristal, M. Cave se mit à pousser des cris, fit un bond en arrière, et, ayant immédiatement éclairé la chambre, ils commencèrent à gesticuler de façon à suggérer l'idée de signaux. Mais quand M. Cave retourna examiner le cristal, le Martien n'était plus là.
Ces observations s'étaient poursuivies pendant la première moitié de novembre, et M. Cave, à cette époque, supposant que les soupçons de sa famille quant à l'oeuf de cristal étaient calmés, s'aventura à l'emporter et le rapporter avec lui afin de pouvoir, quand l'occasion s'en présenterait, dans la journée ou le soir, se réconforter avec ce qui était devenu rapidement la chose la plus réelle de son existence. En décembre, les travaux de M. Wace, par suite d'un examen prochain, devinrent plus absorbants ; les séances furent à contrecoeur suspendues pour une semaine, et pendant dix ou onze jours - il ne peut mieux préciser - M. Wace ne vit pas M. Cave. Il fut alors pris d'inquiétude, et l'importance de ses travaux ayant diminué, il se mit en route pour les Sept Cadrans. Au coin de la rue, il remarqua des volets à la devanture d'un oiselier, puis à l'échoppe d'un savetier. La boutique de M. Cave était fermée.
Il frappa et la porte fut ouverte par le beau-fils en noir ; celui-ci immédiatement appela Mme Cave, qui était - M. Wace ne pouvait faire autrement que de le voir - enveloppée d'amples voiles de veuve du modèle le plus imposant et le meilleur marché. Sans grande surprise, M. Wace apprit que M. Cave était mort et déjà enterré. La veuve était en pleurs et sa voix un peu épaisse. Elle revenait à l'instant même de Highgate. Son esprit était absorbé par ses projets d'avenir et les détails honorables des obsèques, mais M. Wace put cependant apprendre les circonstances de la mort de M. Cave. On l'avait trouvé dans sa boutique de très bonne heure, le matin du jour qui suivit sa dernière visite à M. Wace, mort avec l'oeuf de cristal serré fortement dans ses mains froides et crispées. Sa figure était souriante, ajouta Mme Cave, et un morceau de velours noir était à ses pieds sur le parquet. Il était mort depuis au moins cinq ou six heures quand on le trouva.
Cette nouvelle fut grandement pénible pour M. Wace, et il s'adressa d'amers reproches pour avoir négligé les symptômes évidents de la maladie du vieillard. Mais sa principale inquiétude fut l'oeuf de cristal. Il y fit quelques délicates allusions, car il connaissait les manies de Mme Cave, et il resta stupéfait d'apprendre qu'il était vendu.
Le premier mouvement de Mme Cave, aussitôt qu'on eut remonté dans sa chambre le corps de son mari, avait été d'écrire à ce toqué de clergyman qui avait offert une si forte somme pour le cristal, afin de l'informer qu'elle l'avait retrouvé. Mais après d'impétueuses recherches, auxquelles prit part sa fille, elle dut se convaincre de la perte de son adresse. Comme elle n'avait pas les moyens nécessaires pour pleurer et enterrer Cave avec tout l'appareil que requiert la dignité d'un vieil habitant des Sept Cadrans, elle avait fait appel à un autre naturaliste de leur connaissance. Il avait bien voulu se charger, après estimation, d'une partie des marchandises. L'estimation fut faite par lui, et l'oeuf de cristal fut compris dans un des lots. M. Wace, après quelques convenables condoléances, un peu promptement expédiées peut-être, se rendit en toute hâte chez le naturaliste. Mais là, il apprit que l'oeuf de cristal avait déjà été vendu à un grand monsieur brun vêtu de gris.
Ici se terminent brusquement les faits matériels de cette curieuse et, du moins pour moi, très suggestive histoire. Le naturaliste ne savait pas qui était ce grand monsieur brun et il ne l'avait pas observé avec assez d'attention pour le décrire minutieusement. Il ne sut même pas dire de quel côté s'était dirigé son client en quittant la boutique. Pendant un certain temps, M. Wace resta là, exerçant la patience du marchand avec des questions désespérées, et donnant libre cours à sa propre exaspération. Enfin, se décidant tout d'un coup à convenir que la chose entière lui avait glissé des mains, s'était évanouie comme une vision dans l'ombre, il rentra chez lui, quelque peu étonné de trouver les notes qu'il avait prises encore tangibles et visibles sur sa table encombrée.
Sa contrariété et son désappointement étaient naturellement fort grands. Il fit une seconde visite, également sans effet, chez le marchand, puis il eut recours à des annonces dans les périodiques qui devaient vraisemblablement tomber entre les mains des collectionneurs de bric-à-brac. Il écrivit aussi des lettres à la Daily Chronicle et à Nature, mais ces deux feuilles, suspectant quelque mystification, lui demandèrent, avant de les insérer, de bien réfléchir à ce qu'il faisait, et on lui fit même entendre qu'une histoire aussi étrange pourrait porter préjudice à sa réputation scientifique. D'ailleurs, les exigences de ses propres travaux devinrent plus urgentes ; si bien qu'au bout de quelques semaines, à part d'occasionnels mémentos à certains marchands, il dut, malgré lui, abandonner sa recherche de l'oeuf de cristal, et depuis ce jour l'ovoïde reste introuvable. Quelquefois, cependant, il me raconte, et je le crois sans difficulté, qu'il a des accès de véritable frénésie qui lui font abandonner ses occupations les plus urgentes et reprendre ses recherches.
Qu'il reste ou non perdu pour toujours, sa matière et son origine sont choses également spéculatives au moment présent. S'il avait été acquis par un collectionneur, on aurait pu s'attendre à ce que les investigations de M. Wace vinssent à la connaissance de l'acquéreur par l'intermédiaire des marchands. M. Wace a pu néanmoins découvrir le clergyman et l'Oriental de M. Cave - qui ne sont autres que le Révérend James Parker et le Prince Bosso Kuni, de Java. Je leur suis redevable de certains détails de cette histoire. Le Prince n'avait eu d'autre objet qu'une simple curiosité - et son extravagance. Il n'avait été si désireux d'acheter le cristal que parce que M. Cave se montrait si récalcitrant à le vendre. Il est tout aussi probable que le second acheteur n'ait tout bonnement été qu'un amateur occasionnel et nullement un collectionneur, et l'oeuf de cristal, autant qu'il est permis de le supposer, se trouve peut-être à présent à quelques centaines de mètres de l'endroit où je me trouve, décorant quelque salon, ou servant de presse-papiers, et il se peut que ses remarquables propriétés soient inconnues de son possesseur actuel. A vrai dire, c'est en partie avec l'idée d'une telle possibilité que j'ai narré cette histoire sous une forme qui la fera lire comme une chose toute naturelle par l'ordinaire lecteur.

Mes idées personnelles sur ce sujet sont pratiquement celles de M. Wace. Je crois que l'ovoïde de cristal sur le mât dans Mars, et celui de M. Cave sont en un rapport physique quelconque, mais à présent absolument inexplicable ; de plus, nous croyons tous deux que le cristal terrestre doit avoir été - peut-être à quelque date fort éloignée - envoyé de cette planète ici-bas, afin de permettre aux Martiens d'avoir un aperçu de nos affaires. Il se peut aussi que les correspondants des ovoïdes de cristal des autres mâts soient épars sur notre globe. En tous les cas, aucune hypothèse d'hallucination ne peut expliquer ces faits.

Cette nouvelle a été adaptée à la télévision en 1952 dans la série "Tales of Tomorrow".
The Crystal Egg Charles S. Dubin 1951 (Épisode #9 de la collection Tales of Tomorrow);
Crystal Glazing Ron Ford, USA 1998 (Segment de Things 3: Old Things ou Dead Time Tales -vidéo 90mn)
The Crystal Egg Robert Young, UK/USA 2001 (Segment de la partie #2 de la mini série The Infinite Worlds of H.G. Wells 265mn)


L'Etoile (1897, The star) le texte anglais http://www.fantasticfiction.co.uk/etexts/y3819.htm  

La Comète

...Mais l'étoile était passée. Et les hommes, poussés par la faim et reprenant lentement courage, purent regagner leurs cités en ruine, leurs greniers incendiés, et leurs champs détrempés. Les quelques vaisseaux qui avaient échappé aux tempêtes arrivèrent déroutés et délabrés, sondant leur route avec précaution parmi les récents hauts-fonds et les nouvelles lignes d'eaux des ports autrefois familiers. Quand les tempêtes se calmèrent, les hommes s'aperçurent qu'en tous lieux les journées étaient plus chaudes que jadis, que le soleil était plus grand et que la lune, diminuée des deux tiers de ses anciennes dimensions, développait ses phases en quatre-vingts jours.
Mais de la nouvelle fraternité qui se développa parmi les hommes, de la conservation des lois, des livres et des machines, de l'étrange changement qui se produisit en Islande, au Groenland et sur les rives de la mer de Baffin, tel que les marins qui y parvinrent alors trouvèrent ces contrées verdoyantes et gracieuses, si bien qu'ils pouvaient à peine en croire leurs yeux, cette histoire ne raconte rien, non plus que de l'activité humaine maintenant que la terre était plus chaude, au nord et au sud, vers les pôles. Elle n'a à s'occuper que de la venue et de la disparition de l'étoile.
Les astronomes de Mars - car il y a des astronomes dans la planète Mars, encore qu'ils soient fort différents des hommes - furent, comme on le pense, profondément intéressés par ces phénomènes. Sans doute, ils virent les choses à leur propre point de vue. " Considérant la masse et la température du projectile lancé à travers notre système solaire jusqu'au soleil, écrivit l'un d'eux, on est surpris du peu de dommages que la Terre, qu'il a manquée de si près, a supportés. Toutes les démarcations anciennes des continents, et les masses des mers sont restées intactes, et à vrai dire, la seule différence semble être une diminution de la décoloration blanche (qu'on suppose être de l'eau congelée) autour de chacun des pôles. " Ce qui montre simplement combien la plus vaste des catastrophes humaines peut paraître peu de chose à une distance de quelques millions de milles.

Au temps de la comète (1906, In the days of the comet)
Gallimard, Coll. Folio n° 1548

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