Une Rose pour l'Ecclésiaste  - 1963

ill. Hannes Bok pour le Magazine of Fantasy and SF - nov 1963

Extrait de la nouvelle :
Mes progrès paraissaient surprendre M'Cwyie. Assise en face de moi de l'autre côté de la table, elle m'observait comme l'Autre sartrien tandis que je lisais un chapitre du Livre de Locar. Je ne levais pas les yeux mais je sentais le raide filet de son regard enserrer ma tête, mes épaules, mes mains qui voltigeaient. Je tournai la page.
Était-elle en train de soupeser l'épervier? D'évaluer la taille de la prise? Et pourquoi? Les livres étaient muets quant aux pêcheurs de Mars. Quant aux hommes, plus spécifiquement. Ils disaient qu'un dieu du nom de Malann avait craché ou fait quelque chose de répugnant (cela dépendait des versions) et que la vie s'était propagée comme une épidémie dans la matière inerte. Ils disaient que sa première loi était le mouvement et la danse la seule réponse légitime à l'inorganique... la qualité de la danse est sa justification... fication... et l'amour est une maladie de la matière inorganique... matière inorganique?
Je secouai la tête. Je m'étais presque endormi. - M'narra.
Je me levai et m'étirai. Il y avait maintenant de l'avidité dans le regard de la Matriarche. Quand je le croisai, elle baissa les yeux.
- Je suis fatigué. Je voudrais prendre un peu de repos. Je n'ai guère dormi cette nuit.
Elle hocha le menton - grâce à moi, elle avait appris que cette mimique est, sur la Terre, l'expression sténographique du " oui ".
- Pour vous détendre, désirez-vous voir l'explicitation de la doctrine de Locar dans toute sa plénitude?
- Pardon?
- Souhaitez-vous assister à une danse de Locar?
- Oh! (Leurs formulations contournées et leurs périphrases étaient encore pires que le coréen!) Oui, bien sûr. Quelle que soit l'heure de la cérémonie, je serais heureux d'en être témoin. Entre-temps, j'avais l'intention de vous demander s'il me serait possible de prendre quelques photographies...
- C'est l'heure. Asseyez-vous. Reposez-vous. Je vais appeler les musiciens.
Elle s'engouffra par une porte dont je ne m'étais jamais approché.
Soit ! La danse était l'art suprême selon Locar, sans parler de Havelock Ellis, et j'allais voir comment leur philosophe, mort depuis des siècles, stimait qu'elle devait être conduite. Je me frottai les yeux et, me pliant en deux, touchai mes pieds du bout des doigts à plusieurs reprises.
Mes tempes commencèrent à bourdonner, j'aspirai deux fois à fond et réitérai mes exercices d'assouplissement. Il y eut du bruit à la porte.
Dans la position où elles me trouvèrent en entrant, M'Cwyie et les trois personnes qui l'accompagnaient durent penser que je venais de perdre des billes et que j'étais en train de les chercher.
Je me redressai avec un sourire penaud. Ce n'était pas seulement à cause de l'effort que j'étais cramoisi. Je ne m'étais pas attendu qu'ils arrivent aussi vite!
Brusquement, je repensai à Havelock Ellis dans toute sa gloire.
La petite poupée à la chevelure de cuivre vêtue d'un sari fait d'un diaphane morceau de ciel martien leva des yeux émerveillés, telle une enfant admirant un drapeau éclatant flottant en haut d'un long mât.
- Bonjour, dis-je - ou quelque chose d'approchant. Elle s'inclina avant de répondre à mon saut. De toute évidence, j'avais fait l'objet de quelque promotion.
- Je danserai, dit la rouge blessure qui s'ouvrait dans le pâle, si pâle camée de son visage.
Ses yeux, de la même couleur que le rêve et que sa  tunique, se détournèrent des miens. D'un pas glissant, elle alla se placer au centre de la salle. Debout, semblable à un personnage d'une pe inture étrusque, elle resta à méditer ou à contempler le motif du sol.
Cette mosaïque était-elle le symbole de quelque chose?
Je l'étudiai. Si symbole il y avait, il m'échappait. Cela aurait fait une salle de bains ou un patio du meilleur effet mais, hormis cela, je ne voyais rien.
Les deux autres musiciennes, plus âgées, étaient des moineaux bariolés comme M'Cwyie. L'une d'elles s'assit par terre. Elle tenait un instrument muni de trois cordes ressemblant vaguement à un samisen. Sa compagne avait une simple planche et deux baguettes.
Dédaignant son tabouret, M'Cwyie s'assit à son tour par terre et, avant même de me rendre compte de ce que je faisais, je suivis son exemple.
Comme la joueuse de samisen accordait son instrument, je me penchai vers la Matriarche.
- Quel est le nom de la danseuse?
- Braxa, répondit-elle sans me regarder.
Puis elle leva lentement la main gauche, ce qui voulait dire: bien, allons-y, commençons. L'instrument à cordes se mit à vibrer comme une rage de dents tandis que, de la planche, fantôme de toutes les horloges que les Martiens n'avaient jamais inventées, s'éleva un bruit de tic-tac.
Les deux mains enserrant son visage, les coudes dressés et écartés, Braxa était une statue figée dans sa pose hiératique.
La musique se fit métaphore du feu.
Crépitements, ronronnements, craquements...
Elle ne bougeait pas.
Les sifflements devinrent clapotements. Le rythme ralentit. Maintenant, c'était de l'eau, la chose plus
précieuse au monde, qui gargouillait, d'abord limpide, puis verte sur des rochers moussus.
Elle ne bougeait toujours pas.
Et ce fut le frisson du vent, si faible que je n'étais pas tout à fait sûr de l'entendre, au début. Un frémissement léger, un soupir indécis et hésitant. Une pause, un sanglot et la répétition de la première phrase - seulement un peu plus fort.
Était-ce une hallucination due à mes lectures qui déformait ma vision ou Braxa était-elle agitée d'un tremblement qui la secouait de la tête aux pieds?
C'était bien elle qui tremblait.
Cela commença par des oscillations microscopiques. Quelques millimètres à droite, quelques millimètres à gauche. Ses doigts s'ouvraient comme des pétales. Elle avait les yeux clos.
Elle les ouvrit. Son regard lointain et vitreux me traversait, traversait les murs. Le balancement de son corps s'accentuait, épousait la cadence des baguettes.
Maintenant, le vent soufflait du désert, déferlait sur les montagnes comme des vagues sur une digue. Ses doigts palpitants étaient bourrasques. Lents pendules, ses bras s'abaissèrent, amorçant un contrepoint.
Maintenant, c'était la tempête. Elle amorça un mouvement axial et ses mains suivirent le reste de son corps. Seules ses épaules traçaient le dessin d'un huit.
Le vent! Le vent, te dis-je! Ô énigme sauvage! Ô, muse de Saint-John Perse!
Autour de ses yeux, pôle de calme, se lovaient les cyclones. Elle avait rejeté la tête en arrière mais je savais que nul plafond ne s'interposait entre son regard, passif comme celui du Bouddha, et les cieux immuables. Seules, peut-être, les deux lunes sortaient-elles de leur sommeil dans ce nirvâna élémentaire, désert turquoise.
Quelques années auparavant, j'avais vu en Inde les dévadais, les danseuses des rues, tisser leurs toiles multicolores pour attirer l'insecte mâle. Mais Braxa, c'était autre chose. Elle était une ramadjani, une de ces adoratrices de Rama, incarnation de Vichnou, qui avait fait don aux hommes de la danse - les danseuses sacrées.
Le battement était à présent d'une régulière monotonie. La plainte lancinante du samisen me faisait penser aux rayons ardents du soleil dont les irradiations du vent dérobent la chaleur. Le bleu, c'était Sarasvati, c'était Marie, c'était une jeune fille du nom de Laura. J'entendais chanter quelque part une cithare, je regardais cette statue naître à la vie et je respirais un soue divin.
J'étais à nouveau Rimbaud et son haschisch, Baudelaire et son laudanum, j'étais Poe, De Quincy, Mallarmé et Aleister Crowley. L'espace d'une seconde, je fus fugitivement mon père - mon père en complet noir en haut de la chaire tandis que les hymnes et les gémissements de l'orgue retentissaient.
Elle était une girouette tournoyante, un crucifix emplumé qui flottait entre ciel et terre, une corde sur laquelle, parallèlement au sol, claquait un linge de couleur. Son épaule s'était dénudée et son sein droit montait et descendait comme une lune dans le ciel. De temps en temps, un mamelon rouge apparaissait au détour d'un pli d'étoffe pour s'évanouir aussitôt. La musique avait la logique de la protestation de Jacob et la danse était la réponse de Dieu.
La mélodie s'apaisa. Le dialogue avait eu lieu, la communion s'était faite. Comme si elle était une créature vivante, sa tunique reprit ses sobres ondulations originelles.
Elle s inclina, de plus en plus bas. Son front toucha ses genoux ployés. Elle ne bougeait plus.
Le silence.
L'ankylose qui me vrillait les épaules me fit réaliser à quel point j'étais crispé. Mes aisselles étaient moites. La sueur ruisselait en filets le long de mes flancs. Que fallait-il faire? Applaudir?
J'observai M'Cwyie du coin de l'œil. Elle leva la main droite.
Comme si un échange télépathique avait eu lieu, la jeune fille frissonna et se mit debout. Les musiciennes en firent autant. Et M'Cwyie aussi.
Je me levai à mon tour. Une crampe me sciait le mollet gauche.
- C'était très beau.
Oui, je prononçai ces mots ineptes.
Qui reçurent trois " mercis " différents en Haute Langue.
Il y eut un envol de couleurs et je me retrouvai en tête à tête avec M'Cwyie.
- C'était la cent dix-septième des deux mille deux cent vingt-quatre danses de Locar.
Je la dévisageai.
- Que Locar ait eu raison ou tort, il a imaginé une superbe réponse à l'inorganique.
Elle sourit.
- Les danses de votre monde ressemblent-elles à celle-ci?
- Certaines, oui.
Je me les étais rappelées en regardant Braxa. Mais je n'ai rien vu qui fût exactement semblable.
- C'est un grand talent. Elle connaît toutes les danses.
L'expression qu'elle avait eue un peu plus tôt et qui m'avait alors troublé s'ébaucha fugacement sur les traits de la Matriarche mais s'évanouit aussitôt.
- Je dois maintenant m'occuper des devoirs de ma charge. (Elle s'approcha de la table et referma les livres.) M'narra.

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