Extrait
de la nouvelle :
Mes progrès paraissaient surprendre M'Cwyie. Assise en face de
moi de l'autre côté de la table, elle m'observait comme l'Autre
sartrien tandis que je lisais un chapitre du Livre de Locar. Je
ne levais pas les yeux mais je sentais le raide filet de son regard
enserrer ma tête, mes épaules, mes mains qui voltigeaient. Je tournai
la page. Était-elle en train de soupeser l'épervier? D'évaluer
la taille de la prise? Et pourquoi? Les livres étaient muets quant
aux pêcheurs de Mars. Quant aux hommes, plus spécifiquement. Ils
disaient qu'un dieu du nom de Malann avait craché ou fait quelque
chose de répugnant (cela dépendait des versions) et que la vie s'était
propagée comme une épidémie dans la matière inerte. Ils disaient
que sa première loi était le mouvement et la danse la seule réponse
légitime à l'inorganique... la qualité de la danse est sa justification...
fication... et l'amour est une maladie de la matière inorganique...
matière inorganique? Je secouai la tête. Je m'étais presque endormi.
- M'narra. Je me levai et m'étirai. Il y avait maintenant de
l'avidité dans le regard de la Matriarche. Quand je le croisai,
elle baissa les yeux. - Je suis fatigué. Je voudrais prendre
un peu de repos. Je n'ai guère dormi cette nuit. Elle hocha le
menton - grâce à moi, elle avait appris que cette mimique est, sur
la Terre, l'expression sténographique du " oui ".
- Pour vous détendre, désirez-vous voir l'explicitation de la
doctrine de Locar dans toute sa plénitude?
- Pardon?
- Souhaitez-vous assister à une danse de Locar?
- Oh! (Leurs formulations contournées et leurs périphrases étaient
encore pires que le coréen!) Oui, bien sûr. Quelle que soit l'heure de la cérémonie, je serais
heureux d'en être témoin. Entre-temps, j'avais l'intention de vous
demander s'il me serait possible de prendre quelques photographies...
- C'est l'heure. Asseyez-vous. Reposez-vous. Je vais appeler
les musiciens.
Elle s'engouffra par une porte dont je ne m'étais jamais approché.
Soit ! La danse était l'art suprême selon Locar, sans parler
de Havelock Ellis, et j'allais voir comment leur philosophe, mort
depuis des siècles, stimait qu'elle devait être conduite. Je me
frottai les yeux et, me pliant en deux, touchai mes pieds du bout
des doigts à plusieurs reprises.
Mes tempes commencèrent à bourdonner, j'aspirai deux fois à fond
et réitérai mes exercices d'assouplissement. Il y eut du bruit à
la porte.
Dans la position où elles me trouvèrent en entrant, M'Cwyie et
les trois personnes qui l'accompagnaient durent penser que je venais
de perdre des billes et que j'étais en train de les chercher.
Je me redressai avec un sourire penaud. Ce n'était pas seulement
à cause de l'effort que j'étais cramoisi. Je ne m'étais pas attendu
qu'ils arrivent aussi vite!
Brusquement, je repensai à Havelock Ellis dans toute sa gloire.
La petite poupée à la chevelure de cuivre vêtue d'un sari fait
d'un diaphane morceau de ciel martien leva des yeux émerveillés,
telle une enfant admirant un drapeau éclatant flottant en haut d'un
long mât.
- Bonjour, dis-je - ou quelque chose d'approchant. Elle s'inclina
avant de répondre à mon saut. De toute évidence, j'avais fait l'objet
de quelque promotion.
- Je danserai, dit la rouge blessure qui s'ouvrait dans le pâle,
si pâle camée de son visage.
Ses yeux, de la même couleur que le rêve et que sa tunique,
se détournèrent des miens. D'un pas glissant, elle alla se placer
au centre de la salle. Debout, semblable à un personnage d'une pe
inture étrusque, elle resta à méditer ou à contempler le motif du
sol.
Cette mosaïque était-elle le symbole de quelque chose?
Je l'étudiai. Si symbole il y avait, il m'échappait. Cela aurait
fait une salle de bains ou un patio du meilleur effet mais, hormis
cela, je ne voyais rien.
Les deux autres musiciennes, plus âgées, étaient des moineaux
bariolés comme M'Cwyie. L'une d'elles s'assit par terre. Elle tenait
un instrument muni de trois cordes ressemblant vaguement à un samisen.
Sa compagne avait une simple planche et deux baguettes.
Dédaignant son tabouret, M'Cwyie s'assit à son tour par terre
et, avant même de me rendre compte de ce que je faisais, je suivis
son exemple.
Comme la joueuse de samisen accordait son instrument, je me penchai
vers la Matriarche.
- Quel est le nom de la danseuse?
- Braxa, répondit-elle sans me regarder.
Puis elle leva lentement la main gauche, ce qui voulait dire:
bien, allons-y, commençons. L'instrument à cordes se mit à vibrer
comme une rage de dents tandis que, de la planche, fantôme de toutes
les horloges que les Martiens n'avaient jamais inventées, s'éleva
un bruit de tic-tac.
Les deux mains enserrant son visage, les coudes dressés et écartés,
Braxa était une statue figée dans sa pose hiératique.
La musique se fit métaphore du feu.
Crépitements, ronronnements, craquements...
Elle ne bougeait pas.
Les sifflements devinrent clapotements. Le rythme ralentit. Maintenant,
c'était de l'eau, la chose plus
précieuse au monde, qui gargouillait, d'abord limpide, puis verte
sur des rochers moussus.
Elle ne bougeait toujours pas.
Et ce fut le frisson du vent, si faible que je n'étais pas tout
à fait sûr de l'entendre, au début. Un frémissement léger, un soupir
indécis et hésitant. Une pause, un sanglot et la répétition de la
première phrase - seulement un peu plus fort.
Était-ce une hallucination due à mes lectures qui déformait ma
vision ou Braxa était-elle agitée d'un tremblement qui la secouait
de la tête aux pieds?
C'était bien elle qui tremblait.
Cela commença par des oscillations microscopiques. Quelques millimètres
à droite, quelques millimètres à gauche. Ses doigts s'ouvraient
comme des pétales. Elle avait les yeux clos.
Elle les ouvrit. Son regard lointain et vitreux me traversait,
traversait les murs. Le balancement de son corps s'accentuait, épousait
la cadence des baguettes.
Maintenant, le vent soufflait du désert, déferlait sur les montagnes
comme des vagues sur une digue. Ses doigts palpitants étaient bourrasques.
Lents pendules, ses bras s'abaissèrent, amorçant un contrepoint.
Maintenant, c'était la tempête. Elle amorça un mouvement axial
et ses mains suivirent le reste de son corps. Seules ses épaules
traçaient le dessin d'un huit.
Le vent! Le vent, te dis-je! Ô énigme sauvage! Ô, muse de Saint-John
Perse!
Autour de ses yeux, pôle de calme, se lovaient les cyclones.
Elle avait rejeté la tête en arrière mais je savais que nul plafond
ne s'interposait entre son regard, passif comme celui du Bouddha,
et les cieux immuables. Seules, peut-être, les deux lunes sortaient-elles
de leur sommeil dans ce nirvâna élémentaire, désert turquoise.
Quelques années auparavant, j'avais vu en Inde les dévadais,
les danseuses des rues, tisser leurs toiles multicolores pour attirer
l'insecte mâle. Mais Braxa, c'était autre chose. Elle était une
ramadjani, une de ces adoratrices de Rama, incarnation de Vichnou,
qui avait fait don aux hommes de la danse - les danseuses sacrées.
Le battement était à présent d'une régulière monotonie. La plainte
lancinante du samisen me faisait penser aux rayons ardents du soleil
dont les irradiations du vent dérobent la chaleur. Le bleu, c'était
Sarasvati, c'était Marie, c'était une jeune fille du nom de Laura.
J'entendais chanter quelque part une cithare, je regardais cette
statue naître à la vie et je respirais un soue divin.
J'étais à nouveau Rimbaud et son haschisch, Baudelaire et son
laudanum, j'étais Poe, De Quincy, Mallarmé et Aleister Crowley.
L'espace d'une seconde, je fus fugitivement mon père - mon père
en complet noir en haut de la chaire tandis que les hymnes et les
gémissements de l'orgue retentissaient.
Elle était une girouette tournoyante, un crucifix emplumé qui
flottait entre ciel et terre, une corde sur laquelle, parallèlement
au sol, claquait un linge de couleur. Son épaule s'était dénudée
et son sein droit montait et descendait comme une lune dans le ciel.
De temps en temps, un mamelon rouge apparaissait au détour d'un
pli d'étoffe pour s'évanouir aussitôt. La musique avait la logique
de la protestation de Jacob et la danse était la réponse de Dieu.
La mélodie s'apaisa. Le dialogue avait eu lieu, la communion
s'était faite. Comme si elle était une créature vivante, sa tunique
reprit ses sobres ondulations originelles.
Elle s inclina, de plus en plus bas. Son front toucha ses genoux
ployés. Elle ne bougeait plus.
Le silence.
L'ankylose qui me vrillait les épaules me fit réaliser à quel
point j'étais crispé. Mes aisselles étaient moites. La sueur ruisselait
en filets le long de mes flancs. Que fallait-il faire? Applaudir?
J'observai M'Cwyie du coin de l'œil. Elle leva la main droite.
Comme si un échange télépathique avait eu lieu, la jeune fille
frissonna et se mit debout. Les musiciennes en firent autant. Et
M'Cwyie aussi.
Je me levai à mon tour. Une crampe me sciait le mollet gauche.
- C'était très beau.
Oui, je prononçai ces mots ineptes.
Qui reçurent trois " mercis " différents en Haute Langue.
Il y eut un envol de couleurs et je me retrouvai en tête à tête
avec M'Cwyie.
- C'était la cent dix-septième des deux mille deux cent vingt-quatre
danses de Locar.
Je la dévisageai.
- Que Locar ait eu raison ou tort, il a imaginé une superbe réponse
à l'inorganique.
Elle sourit.
- Les danses de votre monde ressemblent-elles à celle-ci?
- Certaines, oui.
Je me les étais rappelées en regardant Braxa. Mais je n'ai rien
vu qui fût exactement semblable.
- C'est un grand talent. Elle connaît toutes les danses.
L'expression qu'elle avait eue un peu plus tôt et qui m'avait
alors troublé s'ébaucha fugacement sur les traits de la Matriarche
mais s'évanouit aussitôt.
- Je dois maintenant m'occuper des devoirs de ma charge. (Elle
s'approcha de la table et referma les livres.) M'narra.
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Zelazny, Ed.J'ai Lu - Tous droits réservés.
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